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Mercredi, 19 Nov. 2025

Classe moyenne en chute (presque) libre : quand le salaire ne suffit plus à vivre

Auteur : Pierre-Jean Duvivier | Editeur : Walt | Mercredi, 19 Nov. 2025 - 14h25

Étude sur la perte de pouvoir d’achat des classes moyennes (2000-2024), l’exemple français et suisse

Depuis le début du XXIe siècle, la question du pouvoir d’achat des classes moyennes en Europe est devenue un enjeu central des débats économiques et sociaux.

En particulier, en France et en Suisse, de nombreux ménages ont le sentiment que leur niveau de vie stagne ou régresse, malgré la croissance économique observée sur la période.

Cette étude propose une analyse approfondie de l’évolution du pouvoir d’achat des classes moyennes de 2000 à 2024, en comparant les cas de la France et de la Suisse.

Nous examinerons d’abord le contexte général en Europe, puis nous détaillerons l’évolution chiffrée des revenus et des coûts de la vie (salaires, logement, énergie, alimentation, etc.) en France et en Suisse.

Nous adopterons une approche macroéconomique pour identifier les facteurs déterminants (inflation, fiscalité, politiques publiques, réformes sociales) ayant influencé le pouvoir d’achat. Nous tiendrons compte des différences de profil au sein des classes moyennes – qu’il s’agisse des ménages urbains versus ruraux, ou des travailleurs du secteur public versus privé.

Enfin, nous mettrons en évidence les principales causes de l’érosion du pouvoir d’achat et proposerons une typologie des effets sociaux et économiques observés, afin de dégager une compréhension globale du phénomène.

Contexte européen (2000-2024) : Une classe moyenne sous pression

À l’échelle européenne, les classes moyennes ont connu depuis les années 2000 des pressions croissantes sur leur pouvoir d’achat. D’une part, la croissance des revenus médians a été modérée, et dans certains pays stagnante, alors que les revenus les plus élevés ont augmenté bien plus rapidement. D’autre part, le coût de certaines dépenses essentielles (logement, énergie, etc.) a augmenté plus vite que l’inflation générale, ce qui a érodé le pouvoir d’achat réel des ménages à revenu moyen.

Selon un rapport de l’OCDE (2019), la part de la population appartenant aux classes moyennes a eu tendance à diminuer dans de nombreux pays développés au cours des dernières décennies. Les adultes nés après 1980 rencontrent plus de difficultés à intégrer la classe moyenne que leurs aînés, reflétant un «rêve de classe moyenne» de moins en moins accessible.

Cette érosion numérique s’accompagne d’une perte d’influence économique et politique de la classe moyenne dans certains États, au profit des catégories supérieures.

Néanmoins, la situation varie d’un pays à l’autre : dans les pays à fort niveau de protection sociale et de redistribution (par exemple les pays nordiques), les classes moyennes sont proportionnellement plus larges et leur pouvoir d’achat a mieux résisté.

En revanche, dans des économies où les inégalités se sont accentuées (par exemple aux États-Unis, ou certains pays européens), la «squeeze» de la classe moyenne est plus marquée.

Inflation et salaires en Europe. Entre 2000 et 2024, l’Europe a connu une inflation modérée jusqu’en 2021, suivie d’une flambée des prix sans précédent depuis les années 1980. Sur la période 2000-2019, les prix à la consommation dans la zone euro ont augmenté en moyenne d’environ 1,5 à 2% par an. Cette relative stabilité des prix s’explique par divers facteurs : politique monétaire de la Banque centrale européenne visant une inflation basse, effets de la mondialisation qui ont maintenu bas les prix de nombreux biens de consommation, et, dans certains pays, compression des coûts salariaux. Durant ces mêmes années, les salaires réels médians ont progressé faiblement. Par exemple, en Allemagne, les réformes du marché du travail dans les années 2000 ont conduit à une quasi-stagnation des salaires des employés modestes et moyens pendant une décennie. En Italie et en Espagne, la crise financière de 2008 puis la crise des dettes souveraines ont provoqué une baisse ou une stagnation du revenu moyen par habitant sur la période 2000-2015. À l’inverse, certains pays d’Europe du Nord ou de l’Est ont vu leurs salaires médians augmenter plus significativement, rattrapant parfois un retard historique (cas des pays baltes, de la Pologne, etc.), mais souvent au prix d’une inflation plus élevée.

L’accélération de l’inflation en 2022-2023, à la suite notamment du rebond post-Covid et du choc énergétique lié à la guerre en Ukraine, a constitué un choc majeur pour le pouvoir d’achat. En un an, l’inflation annuelle a atteint 8 à 10% dans la zone euro (5 à 6% en France, plus de 10% dans des pays comme l’Allemagne ou l’Espagne). Les ménages européens ont subi une hausse brutale des prix de l’énergie (gaz, électricité, carburants) et des produits alimentaires de base. Cette flambée a davantage affecté la classe moyenne inférieure et les ménages modestes, qui consacrent une part plus importante de leur budget à ces dépenses contraintes, et qui, en outre, ne bénéficient pas toujours des aides sociales ciblées destinées aux plus pauvres.

Fiscalité et politiques publiques. Sur la période considérée, de nombreux pays ont mené des réformes fiscales et sociales qui ont eu un impact sur le revenu disponible des classes moyennes. Par exemple, plusieurs gouvernements ont augmenté les taxes indirectes (TVA) dans les années 2000-2010 pour renflouer les finances publiques, ce qui a pesé proportionnellement sur la consommation des ménages. Inversement, des baisses d’impôts sur le revenu ou des crédits d’impôt ont parfois été octroyés en faveur de la classe moyenne (par exemple, baisse de l’impôt sur le revenu en France au milieu des années 2000, allègements fiscaux pour la «classe moyenne» en Allemagne dans les années 2010, etc.), mais souvent ces mesures n’ont fait que compenser partiellement d’autres hausses ou la suppression de certaines prestations universelles.

En matière de politiques sociales, beaucoup d’efforts ont ciblé la réduction de la pauvreté et le soutien aux très bas revenus (revalorisation des minima sociaux, du salaire minimum, aides au logement pour les plus précaires). Si ces politiques ont permis de protéger les ménages modestes, elles ont pu laisser en marge une fraction de la classe moyenne inférieure, qui ne remplit pas les critères pour en bénéficier mais ressent une vulnérabilité croissante. Ce phénomène contribue à un sentiment d’abandon d’une partie des classes moyennes «intermédiaires», trop «riches» pour être aidées, mais dont le budget est de plus en plus contraint.

Tendances générales du pouvoir d’achat. En moyenne, selon les données d’Eurostat et des instituts nationaux, le pouvoir d’achat (c’est-à-dire le revenu réel disponible par unité de consommation) a continué d’augmenter légèrement en Europe entre 2000 et 2024, mais à un rythme bien moindre que par le passé. En France, par exemple, le pouvoir d’achat par personne a crû d’environ +0,8% par an en moyenne depuis le début des années 2000 – un rythme modeste comparé aux décennies précédentes. Dans de nombreux pays européens, les années 2010 ont même été marquées par une stagnation du pouvoir d’achat moyen.

Derrière cette moyenne, cependant, se cachent de fortes disparités : les 10% les plus riches ont capté une large part des hausses de revenus, tandis que les classes moyennes voyaient des gains beaucoup plus modestes.

Selon une analyse de l’Observatoire des inégalités en France (2025), le niveau de vie médian (après impôts et prestations, pour une personne seule) a augmenté d’environ +25% en termes réels entre le milieu des années 1990 et 2023. Ce gain modéré, correspondant à environ 5 200 euros de plus par an qu’il y a 25 ans, témoigne qu’il n’y a pas eu d’appauvrissement absolu des classes moyennes sur longue période.

Néanmoins, cette progression a été très inégale dans le temps : on a observé un long palier de stagnation entre environ 2009 et 2016, coïncidant avec la crise financière et ses suites, puis une reprise de la croissance du revenu médian à partir de 2017 jusqu’à la pandémie. À l’inverse, les 10% les plus pauvres ont vu leur niveau de vie stagner sur 20 ans (après un léger rattrapage à la fin des années 1990), et les 10% les plus riches ont vu le leur augmenter d’environ +40% sur la même période. Cet écart croissant entre le haut et le bas de la distribution nourrit un sentiment d’injustice : il contribue à un mécontentement social diffus, souvent exprimé globalement comme un «problème de pouvoir d’achat» généralisé, alors que statistiquement ce sont surtout les ménages modestes qui subissent les plus grandes difficultés financières structurelles. La classe moyenne, elle, continue en moyenne à s’enrichir légèrement, mais beaucoup plus lentement qu’auparavant et plus lentement que les hauts revenus, ce qui alimente un sentiment de déclassement relatif.

Dans ce contexte européen commun, intéressons-nous maintenant plus en détail à l’évolution du pouvoir d’achat des classes moyennes en France et en Suisse, deux pays aux profils à la fois comparables par leur haut niveau de vie et contrastés par leurs dynamiques économiques et sociales propres.

Évolution du pouvoir d’achat en France (2000-2024)

Tendances générales des revenus et du coût de la vie en France

En France, le pouvoir d’achat des ménages a progressé lentement entre 2000 et 2024, avec des à-coups liés aux crises économiques. Sur l’ensemble de la période, le revenu disponible brut par habitant a augmenté en moyenne d’environ +1% par an en termes réels, selon les comptes nationaux. Toutefois, rapporté par unité de consommation (c’est-à-dire en tenant compte de la taille des ménages), le pouvoir d’achat n’a progressé que d’environ +0,5% par an en moyenne. Cette différence s’explique par le fait que la taille moyenne des ménages a diminué (davantage de personnes seules ou de familles monoparentales), ce qui réduit les économies d’échelle et atténue la hausse du niveau de vie par personne.

Plus concrètement, le niveau de vie médian (après impôts et transferts, pour une personne seule) tournait autour de 1800 euros par mois au début des années 2000 (valeur 2023). Ce niveau médian a atteint environ 2100 € mensuels vers 2010, puis est resté quasiment inchangé jusqu’au milieu des années 2010. À partir de 2017, on observe une reprise : le niveau de vie médian dépasse 2400 € en 2023. Ainsi, le gain total de pouvoir d’achat médian sur 2000-2023 est modeste, de l’ordre de quelques centaines d’euros par mois, concentré principalement sur la fin de période.

Parallèlement, les dépenses contraintes ont fortement augmenté dans le budget des ménages français, en particulier pour la classe moyenne. Les dépenses pré-engagées – qui regroupent notamment le logement (loyers, remboursements d’emprunts immobiliers), les factures d’énergie, les assurances, les abonnements télécoms, ou les remboursements de crédits – représentaient environ 28% du budget des classes moyennes en 2001. En 2017, cette part est montée à environ 32%. Autrement dit, la proportion de revenu dont les ménages disposent librement après paiement des charges fixes s’est réduite. Cette évolution contribue à l’écart entre la mesure statistique du pouvoir d’achat (qui peut montrer une légère hausse du revenu moyen) et le ressenti des ménages, qui voient leurs marges de manœuvre financières se restreindre. Les enquêtes d’opinion traduisent ainsi un pessimisme persistant : depuis la fin des années 2000, une majorité de Français estime que leur pouvoir d’achat «stagne ou diminue», malgré les statistiques officielles généralement en hausse modérée. En 2009, environ 70% des Français s’identifiaient comme appartenant aux classes moyennes, contre seulement 58% en 2019 – signe qu’une partie de la population a le sentiment de sortir du «ventre mou» de la société pour glisser vers les catégories modestes. En 2023, la proportion s’est redressée autour de 63% d’autopositionnement en classe moyenne, sans retrouver le niveau d’avant-crise de 2008, ce qui suggère un léger regain de confiance mais un climat toujours préoccupé quant à l’avenir économique.

Salaires, revenus et fiscalité

Pour la classe moyenne française, les salaires et revenus d’activité constituent la principale source de pouvoir d’achat. Sur 2000-2024, l’évolution des salaires réels a été contrastée selon les catégories socioprofessionnelles. D’une manière globale, le salaire moyen réel a augmenté faiblement. Des études montrent qu’au cours des 20 dernières années, le salaire net moyen des employés ou ouvriers n’a progressé que d’environ +0,3 à +0,4% par an en pouvoir d’achat, tandis que celui des cadres n’a progressé que d’environ +0,2% par an. Sur deux décennies, cela signifie un gain cumulé d’à peine +6 à +8% pour les catégories populaires et intermédiaires, et d’environ +4% pour les cadres supérieurs. Autrement dit, les salaires ont globalement suivi l’inflation de très près, sans véritable augmentation de pouvoir d’achat salarial pour la majorité des travailleurs, hormis le cas particulier du SMIC (salaire minimum).

En effet, le SMIC en France est indexé sur l’inflation et a bénéficié en plus de «coups de pouce» ponctuels. Entre 2000 et 2024, le SMIC horaire a augmenté plus vite que le salaire médian. Rien qu’entre 2019 et 2024, période de forte inflation, le SMIC a été revalorisé d’environ +20%, contre une hausse estimée à seulement +8% du salaire médian sur la même période. Ce différentiel est en partie voulu par les mécanismes de protection des bas salaires, mais il a pour effet de resserrer l’écart entre le bas de l’échelle et le milieu. De nombreux actifs de la classe moyenne inférieure ont le sentiment d’être «coincés» : ils gagnent à peine plus que le SMIC, sans bénéficier pour autant des aides ciblées réservées aux plus modestes. Cette situation alimente un ressentiment, l’impression de «payer pour les autres» (via les impôts) tout en peinant à joindre les deux bouts.

En ce qui concerne la fiscalité, la France se caractérise par un niveau élevé de prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), autour de 45% du PIB. Les classes moyennes y contribuent largement, à travers l’impôt sur le revenu, la TVA et les cotisations sociales sur salaires. Sur 2000-2024, plusieurs évolutions fiscales ont affecté leur pouvoir d’achat :

  • Impôt sur le revenu : Au début des années 2000, des baisses de taux ont été accordées (gouvernement Raffarin), profitant entre autres aux classes moyennes imposables. Cependant, après 2010, l’impôt sur le revenu a plutôt augmenté via la suppression de certaines niches fiscales et la création d’une tranche supplémentaire pour les hauts revenus. Les classes moyennes modestes, souvent non imposables, n’ont pas été touchées, mais les classes moyennes supérieures ont connu une hausse de leur charge fiscale relative. Tout récemment, en 2020 puis 2023, l’impôt sur le revenu a été légèrement allégé pour la première tranche afin de redonner du pouvoir d’achat aux ménages autour du revenu médian.
  • TVA et taxes sur la consommation : La TVA en métropole est passée de 19,6% à 20% en 2014. Bien que l’impact ait été diffus, toute hausse de TVA affecte mécaniquement le pouvoir d’achat réel des consommateurs, surtout ceux qui dépensent la majeure partie de leur revenu (ce qui est le cas de la classe moyenne). De même, diverses taxes sur l’alcool, le tabac, l’énergie (taxe intérieure sur les carburants, taxe carbone) ont augmenté. En particulier, la fiscalité sur les carburants a provoqué la colère des ménages périurbains et ruraux, menant au mouvement des Gilets jaunes en 2018 (voir plus loin).
  • Cotisations sociales et CSG : Les cotisations salariales ont été légèrement réduites en 2018 (suppression des cotisations chômage et maladie salariales), mais simultanément la Contribution sociale généralisée (CSG) a augmenté. Ce transfert de cotisation vers l’impôt a bénéficié aux actifs (salariés) en améliorant leur net à payer, au détriment des retraités qui ont subi une hausse de CSG. Globalement, pour les salariés de classe moyenne, l’opération a été neutre à positive (quelques dizaines d’euros de gain par mois).
  • Prestations sociales : Certaines prestations universelles ont été modulées, voire supprimées, pour les ménages au-dessus de certains plafonds de revenus. Par exemple, les allocations familiales, qui étaient identiques pour tous jusqu’en 2015, sont désormais dégressives au-delà d’un certain revenu, ce qui a réduit le revenu disponible des familles de classe moyenne supérieure avec enfants. De même, la taxe d’habitation, un impôt local, a été totalement supprimée en 2020 pour 80% des ménages, ce qui a accru le pouvoir d’achat de nombreuses familles de classe moyenne (souvent de l’ordre de 500 à 1 000 € économisés par an), tandis que les 20% les plus aisés doivent encore s’en acquitter temporairement (suppression totale prévue en 2023-2024).

En résumé, la politique fiscale et sociale française a cherché à soulager le bas de l’échelle (via revalorisation du SMIC, allègements d’impôts pour les plus modestes) et à solliciter davantage les plus aisés, avec un impact ambigu pour la classe moyenne intermédiaire. Celle-ci a bénéficié de certaines mesures (baisse de l’IR, fin de la taxe d’habitation), mais a pu pâtir d’autres (hausses de TVA, moindre accès aux prestations sous conditions de ressources, etc.).

Logement : un facteur clé de l’érosion du pouvoir d’achat

Le coût du logement est de loin le premier poste de dépense des ménages français, et son augmentation a été l’un des principaux freins au pouvoir d’achat des classes moyennes entre 2000 et 2024.

Les années 2000 ont vu une envolée des prix de l’immobilier sans précédent depuis l’après-guerre. Entre 1997 et 2008, les prix moyens des logements en France ont doublé en valeur nominale. Cette hausse spectaculaire, d’environ +100% en 11 ans, a largement dépassé la croissance des revenus. Si bien qu’en termes d’accessibilité financière, l’«indice de pouvoir d’achat immobilier» s’est fortement dégradé : selon les estimations d’économistes, la capacité d’achat immobilier d’un ménage (mesurée par le ratio revenu disponible / prix des logements) a diminué d’environ 50% entre les années 1975-2005 et aujourd’hui. En d’autres termes, un ménage moyen peut acquérir une surface nettement plus réduite avec son revenu en 2024 qu’il ne le pouvait il y a 30 ou 40 ans.

Pour illustrer, en 1999 il fallait environ 4 années de revenu médian pour acheter un logement moyen en province ; il en faut désormais plus de 6 années. À Paris, où les prix sont extrêmes, le mètre carré tournait autour de 3000 € en l’an 2000, contre près de 10 000 € en 2024. De très nombreux ménages de classe moyenne ont ainsi été exclus de la propriété dans les zones tendues (grandes métropoles, littoraux attractifs, etc.). La part de propriétaires parmi les classes moyennes a stagné, voire légèrement diminué chez les plus jeunes générations, alors que la propriété était autrefois un marqueur d’ascension sociale vers la classe moyenne. Posséder son logement demeure un facteur majeur de sécurité financière (ne plus payer de loyer une fois l’emprunt remboursé, transmettre un patrimoine, etc.) : son recul relatif fragilise donc une partie de la classe moyenne.

Pour les ménages qui sont restés locataires, les loyers ont également augmenté, bien que de façon plus encadrée. Entre 2000 et 2020, l’indice des loyers en France a progressé d’environ +50% (soit un peu moins que l’inflation cumulée sur la période). Cependant, cet indice reflète la moyenne de tous les loyers, y compris ceux de locataires de longue date protégés par la loi. Les nouveaux entrants sur le marché locatif ont souvent subi des hausses plus fortes, surtout dans les grandes villes où la demande excède l’offre. En outre, la tendance à l’amélioration de la qualité des logements (normes de confort accrues, logements plus grands par occupant) a aussi tiré les dépenses à la hausse.

Au total, le poids du logement dans le budget des ménages de classe moyenne s’est nettement alourdi. D’après les enquêtes Budget de famille (Insee), la part consacrée au logement (loyer ou remboursement, charges et énergie) par les ménages «intermédiaires» est passée d’environ 25% dans les années 1980-90 à près de 31% en 2015. Entre 2005 et 2015 à elle seule, cette part a augmenté d’environ 20% (passant par exemple de ~26% à ~31% du budget). Cette tendance s’est probablement poursuivie dans les années récentes, compte tenu de la hausse des prix immobiliers jusqu’en 2021 et de l’augmentation des taux d’intérêt en 2022-2023 (qui renchérit les mensualités des nouveaux emprunts). Beaucoup de familles de classe moyenne préfèrent consentir à un effort financier très important pour le logement (souvent dans le but de rester propriétaires ou de vivre dans une zone jugée favorable pour l’emploi et l’éducation des enfants), quitte à sacrifier d’autres dépenses. Cela peut être interprété comme une stratégie pour éviter le déclassement résidentiel, c’est-à-dire la crainte de devoir vivre dans un quartier ou un logement perçu comme inférieur au statut attendu de la classe moyenne.

Coût de l’énergie et des transports

Les dépenses liées à l’énergie ont eu un impact variable sur le pouvoir d’achat des Français depuis 2000, avec un choc particulièrement dur après 2021.

Dans les années 2000, le prix du pétrole a connu de fortes fluctuations. Il a grimpé jusqu’à un pic historique en 2008 (le baril de Brent approchant 150 $), ce qui a fait augmenter le prix des carburants à la pompe autour de 1,40 € le litre de gazole à l’époque – un niveau perçu comme très élevé pour l’époque. La crise de 2008 a fait chuter temporairement les cours, puis ils sont remontés autour de 2011-2014 (autour de 1,30-1,40 € le litre à nouveau). Ces fluctuations se sont répercutées sur le budget des ménages, en particulier ceux dépendant de la voiture (zones rurales et périurbaines). Chaque «plein» devenait plus coûteux, réduisant d’autant le revenu arbitrable. Entre 2000 et 2019, la fiscalité environnementale s’est alourdie : la TICPE (taxe sur les carburants) et la taxe carbone instaurée en 2014 ont augmenté progressivement le prix du litre de quelques dizaines de centimes supplémentaires. C’est précisément la hausse de la taxe carbone sur les carburants en 2018 qui a servi de catalyseur au mouvement des Gilets jaunes, une mobilisation partie de zones rurales/périurbaines pour protester contre l’érosion du pouvoir d’achat automobile et, plus largement, contre la pression sur le budget des «Français moyens». Le gouvernement a dû annuler cette hausse de taxe et mettre en place des mesures d’urgence (prime d’activité augmentée, chèque énergie, etc.) pour calmer la contestation.

Concernant l’électricité et le gaz, jusqu’en 2020 les tarifs pour les ménages français sont restés relativement modérés (grâce notamment à l’énergie nucléaire pour l’électricité). Les prix de l’électricité ont augmenté graduellement, mais moins vite que l’inflation sur longue période, du fait de tarifs réglementés. Le gaz a suivi les fluctuations des marchés mondiaux mais l’impact restait contenu pour la plupart des ménages (le chauffage au gaz étant répandu, toute hausse pèse néanmoins sur le budget chauffage). C’est en 2022 que la facture énergétique a explosé : le prix du gaz naturel a été multiplié par 2 à 3, et celui de l’électricité a suivi (sur les marchés de gros). Toutefois, en France l’État a instauré un «bouclier tarifaire» qui a plafonné les hausses de tarifs réglementés (4% en 2022, puis 15% début 2023). Même avec cette protection, les ménages ont subi une augmentation palpable des factures de gaz et d’électricité. Le chauffage est devenu un luxe pour certains : en 2022, environ 10% de la population était en situation de précarité énergétique (incapacité à maintenir son logement à température adéquate). En 2023, selon l’Observatoire national de la précarité énergétique, près de 8 ménages sur 10 ont déclaré avoir restreint leur chauffage pour limiter leurs factures – un comportement qui touche désormais y compris la classe moyenne inférieure, et plus seulement les plus pauvres. On constate également une hausse des impayés et des coupures d’énergie : le médiateur de l’énergie a relevé près de 700 000 interventions pour impayés en 2023, en hausse de +24% par rapport à 2022, signe que de plus en plus de foyers (dont certains de classe moyenne modeste) n’arrivent plus à faire face à ces dépenses vitales.

En somme, la hausse des coûts de l’énergie, surtout récente, a amputé le pouvoir d’achat «arbitrable» des classes moyennes françaises, c’est-à-dire ce qu’il leur reste pour les dépenses de consommation courante une fois payées les factures incontournables. Pour de nombreux ménages, l’arbitrage se fait entre se déplacer (voiture) et se chauffer : un véritable effet de ciseaux s’installe dans les zones périphériques où il faut assumer à la fois de longs trajets en voiture et un chauffage individuel coûteux. Ce phénomène contribue à une sensation de déclassement matériel : ce qui était autrefois acquis (pouvoir rouler pour travailler, pouvoir chauffer son logement correctement) devient difficile.

Alimentation et autres biens de consommation

Les dépenses alimentaires et de biens de consommation courante reflètent elles aussi l’évolution du pouvoir d’achat. Sur longue période, jusqu’en 2020, l’alimentation en France a suivi globalement l’inflation générale, voire un peu moins, grâce à la grande distribution et à la concurrence internationale. Ainsi, la part du budget consacrée à l’alimentation a eu tendance à diminuer sur plusieurs décennies, signe d’un enrichissement relatif (les ménages pouvant consacrer une part moindre de leur revenu à se nourrir, tout en améliorant la qualité de leur consommation). Cependant, la poussée inflationniste de 2022-2023 a particulièrement touché les produits alimentaires de base. Entre 2021 et 2024, les prix des produits de première nécessité ont augmenté d’environ +15,7% en France, soit davantage que l’inflation globale (+12% sur la même période). Le panier alimentaire, incluant des produits comme les pâtes, la viande, les fruits et légumes, est devenu sensiblement plus cher, ce qui a obligé de nombreux ménages à ajuster leurs habitudes.

Les classes moyennes, n’ayant pas accès aux bons d’alimentation ou aux épiceries solidaires réservés aux plus démunis, ont dû adapter leur consommation : essor du hard-discount, chasse aux promotions, baisse relative de la consommation de viande ou de produits frais coûteux. Selon le Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), environ 73% des ménages de classe moyenne ont déclaré avoir changé leurs habitudes de consommation en 2022-2023 pour faire face à l’inflation. Cela peut signifier acheter des marques de distributeur, renoncer à certains produits devenus trop onéreux ou réduire les quantités achetées. On voit apparaître chez une frange de la classe moyenne des comportements jadis associés aux ménages modestes, comme sauter certains postes de consommation «non essentiels» ou arbitrer entre remplir le caddie et financer d’autres dépenses obligatoires. Certains indicateurs montrent par exemple une baisse des dépenses de loisirs, de vacances, ou l’allongement de la durée de conservation des appareils ménagers (les classes moyennes renouvelant moins fréquemment leurs équipements qu’auparavant).

Malgré tout, il convient de noter qu’en 2024 le niveau de consommation moyen d’un ménage français reste supérieur à celui de 2000. Les classes moyennes consomment aujourd’hui davantage de services numériques, de technologies (smartphones, Internet haut débit…), bénéficient de produits moins chers qu’autrefois (vêtements, électroménager à prix relativement bas grâce aux importations). Ainsi, une partie du budget a pu se libérer pour de nouvelles dépenses.

Mais le ressenti négatif vient du fait que les dépenses subies (logement, énergie, alimentation) captent une fraction grandissante des revenus, ne laissant que peu de place aux dépenses choisies, sources d’amélioration concrète du niveau de vie.

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Effets sociaux et économiques de la dégradation du pouvoir d’achat

L’érosion du pouvoir d’achat des classes moyennes, au-delà des chiffres, a produit de nombreux effets sociaux et économiques. Nous proposons ici une typologie de ces effets, en distinguant les conséquences sociales (sur les individus, la société, les attitudes) et les conséquences économiques (sur la macroéconomie et le système socio-économique).

Effets sociaux

Frustration et sentiment de déclassement : Un premier effet intangible mais crucial est le ressentiment diffus au sein de la classe moyenne. Beaucoup ont le sentiment de travailler dur sans amélioration tangible de leur niveau de vie, voire avec une détérioration par rapport à la génération précédente. Par exemple, ne pas pouvoir acheter une maison comme l’avaient fait ses parents, ou devoir restreindre ses sorties et vacances, génère un sentiment de déclassement. Ce sentiment sape la confiance dans le système socio-économique. Des sondages en France montrent une majorité de répondants convaincus que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Cette peur du déclassement intergénérationnel est un trait marquant de la société actuelle, alimenté en grande partie par les difficultés de pouvoir d’achat.

Mobilisations sociales et colère politique : La stagnation du pouvoir d’achat a été un ferment de contestation. On l’a vu avec le mouvement des Gilets jaunes en France, initialement déclenché par une taxe carbone mais en réalité porte-parole d’un ras-le-bol général de ménages modestes et moyens face à la vie chère et à l’impression de ne pas être entendus par les élites urbaines. De même, dans d’autres pays européens, des protestations contre la hausse des prix (par exemple en Belgique, en Allemagne à propos des factures d’énergie) ou contre les inégalités ont gagné en ampleur. Politiquement, cela s’est traduit par une montée des partis populistes ou extrêmes promettant de défendre le «peuple» contre le «système». Une classe moyenne qui se sent menacée est plus encline à rejeter le statu quo politique. Ainsi, l’érosion du pouvoir d’achat a certainement contribué à des bouleversements électoraux, du Brexit (où de nombreux votants de zones laissées pour compte ont exprimé leur malaise) jusqu’à l’essor de mouvements contestataires en France (gilets jaunes apolitiques, mais aussi progression des partis non traditionnels aux élections de 2017 et 2022).

Changements de mode de vie et de consommation : Sur le plan quotidien, la classe moyenne a adapté son mode de vie. On constate un succès grandissant des enseignes discount, des achats d’occasion, de l’économie collaborative (covoiturage, location plutôt qu’achat, etc.) – ce qui reflète autant une évolution culturelle qu’une nécessité économique pour conserver du pouvoir d’achat. Par exemple, le hard-discount alimentaire (Lidl, Aldi) a gagné en clientèle au-delà des ménages très modestes, touchant aussi la classe moyenne cherchant à économiser. De plus, certaines familles se sont mises à renoncer à certaines dépenses auparavant considérées normales : moins de sorties au restaurant, report des projets de rénovation, choix d’écoles publiques plutôt que privées pour économiser, etc. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès (2023) parlait de «vie au rabais» pour décrire comment une partie des classes moyennes réduit ses ambitions de consommation et fait des compromis qu’elle n’aurait pas imaginés devoir faire (par ex. partir moins loin en vacances, ou pas tous les ans, acheter des vêtements d’occasion, etc.).

Endettement et vulnérabilité financière : Pour maintenir leur niveau de vie malgré tout, certaines franges de la classe moyenne ont eu recours à l’endettement. Que ce soit via le crédit immobilier (souvent incontournable pour devenir propriétaire) ou via le crédit à la consommation (crédits auto, paiements en plusieurs fois, découverts), l’encours de dette des ménages a augmenté. En France, la dette des ménages rapportée au revenu disponible est passée d’environ 55% en 2000 à plus de 100% en 2024, signe que les ménages – surtout classes moyennes car les plus pauvres ont un accès limité au crédit – se sont endettés massivement, en particulier pour le logement. Cela crée une fragilité : tant que les taux étaient bas, la charge restait supportable, mais la remontée des taux pourrait mettre en difficulté certains (renégociation d’emprunt immobilier à taux plus élevé, etc.). En Suisse aussi, de nombreux ménages sont très endettés via l’hypothèque jamais totalement remboursée, ce qui est soutenable tant que les intérêts sont faibles et la valeur des biens augmente. Une classe moyenne très endettée est plus exposée aux aléas économiques (perte d’emploi, hausse des taux, baisse de la valeur du bien). De plus, pour ceux qui arrivent en fin de mois difficilement, le moindre imprévu coûte cher (d’où la statistique effrayante que plus de la moitié des ménages modestes et une part non négligeable de la classe moyenne inférieure ne peuvent faire face à une dépense exceptionnelle de 1000 € sans emprunter).

Tensions sociales et sentiment d’injustice : Le rétrécissement perçu de la classe moyenne accentue la polarisation sociale. D’un côté, une élite économique globale (top 1 à 5%) voit ses revenus et patrimoine exploser ; de l’autre, une proportion de la population stagne ou descend. La classe moyenne se sent parfois prise en étau entre «les riches» qui captent les gains et «les pauvres» qui captent l’attention politique via les aides. Ce ressentiment peut générer des tensions, une moindre solidarité. Par exemple, on entend des classes moyennes dire qu’elles payent pour des assistés, tandis que d’autres pointent les privilèges des élites. Ce manque de cohésion sociale est un effet délétère, car la classe moyenne a historiquement été le ciment de la stabilité sociale en étant majoritaire et en adhérant globalement au pacte social. Si elle se fissure, le contrat social l’est aussi.

Adaptations familiales : Des effets plus concrets sont le recul de certains choix de vie : on observe dans plusieurs pays le recul du taux de natalité, en partie attribuable à des considérations économiques (coût d’élever des enfants, incertitude économique). En France, bien que la natalité reste plus élevée qu’en Europe du Sud, elle a fléchi dans les années 2010. La Suisse a un taux de natalité modéré également. De nombreux couples disent préférer attendre d’être plus stables financièrement avant d’avoir un enfant, voire renoncer s’ils estiment leur situation insuffisante pour offrir la vie qu’ils jugent adéquate. Cela peut être relié au pouvoir d’achat : si la classe moyenne se sent appauvrie, elle aura tendance à restreindre la taille de la famille par précaution. De même, on a vu plus de jeunes rester chez leurs parents plus longtemps faute de moyens pour un logement autonome. Ce sont des changements sociaux notables.

Effets économiques

Consommation atone et croissance réduite : L’un des effets macroéconomiques de la stagnation du pouvoir d’achat des classes moyennes est la faiblesse de la consommation intérieure. La classe moyenne constitue le gros des consommateurs d’un pays. Si ses revenus disponibles stagnent, ses dépenses stagnent aussi. Or, la consommation des ménages est un moteur majeur de la croissance du PIB (en France elle pèse plus de la moitié du PIB). Ainsi, on explique en partie la croissance molle de la zone euro dans les années 2010 par la compression des revenus moyens. Ce fut un cercle vicieux : bas salaires → faible demande → faible inflation → moindre incitation à augmenter les salaires → etc. Ce débat a été vif sur la scène européenne, certains préconisant des politiques de relance par les salaires pour sortir de l’ornière. On peut dire que le «sous-pouvoir d’achat» de la classe moyenne a entraîné un sous-investissement et sous-consommation chronique, pesant sur l’économie. En Suisse, la propension à consommer plus des ménages était faible vu qu’ils n’avaient pas plus d’argent, d’où un recours de l’économie suisse aux exportations et à la consommation des classes supérieures pour se maintenir.

Inégalités et dualisation du marché : La stagnation du milieu couplée à la hausse du haut a accru les inégalités de revenu et de patrimoine. Économiquement, cela peut conduire à une répartition sous-optimale des ressources : les hauts revenus n’augmentant pas leur consommation proportionnellement (tendance à épargner une partie), la demande globale ne profite pas autant à l’économie domestique que si cet argent était réparti sur plus de ménages moyens qui auraient consommé une plus grande fraction. On parle d’un risque de «trappe à inégalité» : la classe moyenne ne s’enrichit pas, donc elle n’investit pas dans des projets (ex. création d’entreprise, consommation de biens durables), donc la dynamique économique vient seulement d’en haut ou de l’extérieur. Cela peut aussi aboutir à un marché de l’immobilier polarisé (certains quartiers deviennent hors de portée de la classe moyenne, n’abritant plus que très riches ou investisseurs, tandis que la classe moyenne est reléguée plus loin).

Changements dans la structure de l’économie : Avec des classes moyennes plus prudentes ou aux moyens limités, certains secteurs économiques s’adaptent. Par exemple, le luxe et le haut de gamme ont prospéré (ciblant les riches et une partie de la classe moyenne supérieure), ainsi que le low-cost (ciblant les modestes et la classe moyenne inférieure), tandis que le milieu de gamme souffre. On parle d’une «polarisation de l’offre» : d’un côté du premium cher, de l’autre du bon marché, mais la moyenne gamme (le produit moyen de qualité correcte à prix moyen) vend moins bien. Ceci est un effet économique direct d’une classe moyenne qui se réduit ou se segmente. Les entreprises s’adressent soit au top 10% soit font du discount pour tirer les prix, mais peinent à vendre des produits «pour classe moyenne» en volume, car celle-ci restreint ses dépenses discrétionnaires.

Mobilité et migration économique : Un autre effet est que dans certains cas, des personnes de la classe moyenne choisissent l’expatriation ou la migration interne pour améliorer leur pouvoir d’achat. Par exemple, un nombre significatif de travailleurs français frontaliers vont en Suisse, au Luxembourg ou ailleurs pour bénéficier de salaires plus élevés, même si le coût de la vie y est fort – ils y gagnent généralement au change en résidant en France et travaillant à l’étranger. Ceci témoigne des arbitrages que des individus font pour retrouver du pouvoir d’achat. D’autres quittent les grandes métropoles pour s’installer en périphérie où le logement est abordable, quitte à allonger les trajets (phénomène d’étalement urbain). Économiquement, cela peut entraîner des déséquilibres régionaux (dépeuplement de certaines zones, engorgement d’autres) et augmenter l’empreinte carbone (plus de trajets). Au niveau international, si les classes moyennes de pays du sud de l’Europe se sentent sans perspective, certains partent vers des pays plus prospères, ce qui appauvrit encore le pays d’origine (brain drain). Ce fut observé en Italie, en Grèce après la crise de la zone euro, où beaucoup de diplômés ont émigré faute de bonnes conditions de vie, laminant la classe moyenne locale.

Réduction de l’épargne et vulnérabilité macro-financière : Si la classe moyenne peine à maintenir son train de vie, elle va puiser dans son épargne ou ne pas en constituer. Le taux d’épargne peut baisser pour les revenus intermédiaires. Or, l’épargne des ménages est une ressource pour l’investissement (via le crédit). Si elle baisse ou si elle est trop concentrée chez les riches (qui la placent souvent sur des actifs financiers internationaux plutôt que dans l’économie réelle domestique), cela peut limiter les financements disponibles pour, par exemple, l’accession à la propriété ou la consommation durable. Au contraire, un surcroît d’endettement augmente la vulnérabilité du secteur financier aux défauts en cas de crise.

Pression sur les politiques publiques : En fin de compte, l’effet économique le plus large est peut-être la contrainte sur les gouvernements de réagir. On l’a vu, face à la grogne, des mesures ont été prises : chèques inflation, bouclier tarifaire, baisses d’impôts symboliques… Cela a un coût budgétaire et vient souvent alourdir la dette publique. On peut dire que l’érosion du pouvoir d’achat de la classe moyenne a obligé l’État à intervenir pour éviter une trop grande casse sociale (notamment en France en 2022-2023 avec des dizaines de milliards dépensés pour contenir les prix de l’énergie). C’est un effet macroéconomique important : le transfert de la charge vers le budget de l’État, qui signifie soit impôts futurs, soit dette future. C’est en soi un risque économique (soutenabilité des finances publiques) qui découle du problème initial de la stagnation des revenus par rapport aux coûts de la vie.

Conclusion

Entre 2000 et 2024, les classes moyennes européennes – et plus particulièrement celles de France et de Suisse – ont traversé une période de transformation et de défis intenses. Si l’on doit résumer, le pouvoir d’achat de la classe moyenne n’a pas connu l’essor qu’on aurait pu attendre de la croissance économique et du progrès technologique. Au contraire, il s’est avéré sous pression constante, pris en étau entre des revenus augmentant peu et des coûts de vie augmentant beaucoup sur certains plans.

En France, la classe moyenne a vu ses marges financières se réduire du fait de dépenses obligatoires en hausse (logement, carburant, etc.), d’une fiscalité stable ou croissante, et de salaires réels globalement stagnants sur de longues périodes. La Suisse, malgré sa prospérité, offre un tableau similaire : la stagnation des salaires réels combinée à des charges privées importantes (loyer, assurances) a conduit nombre de ménages à ne plus percevoir de progrès tangible de leur niveau de vie.

Cette étude a permis de détailler les facteurs macroéconomiques (inflation, fiscalité, choix de politiques publiques) qui ont façonné ces évolutions. Elle a également mis en lumière la diversité au sein même de la classe moyenne : selon qu’on est urbain ou rural, employé du public ou du privé, jeune entrant sur le marché du travail ou proche de la retraite, l’expérience du pouvoir d’achat peut être très différente. Néanmoins, un fil rouge relie ces profils : une sensation d’équilibre précaire, l’impression que le moindre accroc (chômage, maladie, inflation surprise) peut faire vaciller un édifice financier fragilisé.

Les conséquences sociales et économiques de cette situation sont profondes. Socialement, la confiance dans l’avenir s’effrite, la cohésion se tend et des revendications de justice économique émergent bruyamment. Économiquement, la machine est grippée par une consommation hésitante et un surcroît d’inégalités qui peut freiner le dynamisme général.

Malgré tout, il ne faudrait pas conclure à la disparition pure et simple de la classe moyenne – en France comme en Suisse, elle demeure majoritaire et conserve un niveau de vie élevé en comparaison internationale. Mais ce qui a changé, c’est la nature même de la classe moyenne : autrefois synonyme de progrès et de sécurité, elle est aujourd’hui synonyme d’incertitude et de tension.

Retrouver un cercle vertueux de pouvoir d’achat – où les gains de productivité se traduiraient à nouveau en gains de revenus, où les dépenses essentielles seraient contenues par des politiques adéquates (logements abordables, transition énergétique maîtrisée), et où la classe moyenne renouerait avec l’optimisme – constitue un enjeu crucial pour les années à venir. Les pouvoirs publics ont un rôle clé pour relever ce défi : par la régulation des marchés du logement et de l’énergie, par une fiscalité plus lisible et équitable, par des investissements dans les services qui allègent le budget des ménages (éducation, santé), et par le soutien à une économie créatrice d’emplois bien rémunérés.

En définitive, l’étude de 2000 à 2024 nous enseigne que le pouvoir d’achat des classes moyennes est un pilier du contrat social moderne. Sa préservation et son amélioration ne sont pas seulement des questions monétaires, mais des conditions indispensables au sentiment d’appartenance, de stabilité et de confiance dans nos sociétés européennes. Combattre l’érosion du pouvoir d’achat des classes moyennes, c’est investir dans une société plus harmonieuse et une économie plus robuste.

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