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La méthode Jakarta: comment les USA ont utilisé le meurtre de masse pour vaincre le communisme

Auteur : Daniel Larison | Editeur : Walt | Mardi, 11 Août 2020 - 09h21

Selon le récit dominant de la Guerre froide, si le communisme a été vaincu dans nombre de pays, c’était avant tout dû au modèle civilisationnel supérieur qu’offre le capitalisme, avec son accent sur les libertés individuelles et la responsabilité personnelle. Un regard sur l’histoire révèle une réalité beaucoup plus sombre et expéditive.

A noter : cet article a été publié sur l’organe paléoconservateur (soit de droite) américain American Conservative. Ce n’est donc en rien de la propagande pro-communiste – simplement un compte-rendu honnête de faits historiques. On peut ajouter que la démarche de l’auteur, Daniel Larison, est d’autant plus respectable qu’elle va contre les biais idéologiques du lectorat du site qu’il dirige – au risque d’en perdre une partie. Inutile de dire que ce type d’intégrité intellectuelle devrait être un exemple pour nous tous. (Entelekheia)

La dénommée « Longue Paix », après 1945, était couverte de sang d’innocents. Les Américains préfèrent généralement se souvenir de la Guerre froide comme d’un triomphe essentiellement pacifique ponctué d’une poignée de débâcles, mais pour beaucoup de personnes vivant dans des pays non alignés et nouvellement indépendants après la Seconde Guerre mondiale, l’expérience de la Guerre froide a été marquée par l’horreur et la dévastation.

Les nations qui avaient le malheur d’être considérées comme importantes dans la lutte contre le communisme ont enduré les pires souffrances. Le fanatisme anticommuniste a fait des millions de victimes pendant la Guerre froide. Les atrocités commises contre ces peuples ont souvent été oubliées en Occident, quand elles étaient connues tout court. C’est surtout vrai aux États-Unis, puisque notre gouvernement a souvent encouragé et aidé des acteurs locaux dans leurs crimes contre leur propre peuple.

Nous ignorons généralement cet aspect de la Guerre froide parce qu’il est laid et parce que notre gouvernement porte une responsabilité considérable dans ce qui est arrivé à ces pays. Il ne correspond pas à la fable de « l’ordre libéral » que nos dirigeants se racontent et nous racontent. Il ne correspond pas à nos évaluations flatteuses de notre rôle de bienfaiteurs dans le monde, mais c’est une partie importante de l’histoire de notre politique étrangère que nous ne pouvons pas nous permettre d’oublier. Lorsque des hommes politiques et des experts menacent allègrement aujourd’hui d’une nouvelle Guerre froide contre la Chine, nous devons comprendre les destructions que cela entraînerait pour des personnes innocentes dans de nombreux autres pays. Nous ne devons pas commettre de nouveau des erreurs aussi coûteuses en vies humaines.

L’Indonésie était considérée comme un pays crucial dans les années 1960, car c’était l’un des principaux pays non alignés, avec le plus grand parti communiste en dehors de l’URSS et de la Chine. Les responsables américains y voyaient un « atout » bien plus précieux que le Sud-Vietnam, et en 1965-66, elle a été violemment annexée à l’orbite américaine à travers des massacres. L’armée indonésienne, sous la direction de Suharto et de ses auxiliaires, a perpétré des meurtres de masse contre des communistes et des personnes présumées communistes, et elle a assassiné jusqu’à un million d’innocents sans autre raison que leur affiliation politique présumée.

Congrès national: nomination présidentielle de Suharto à Jakarta, en Indonésie, le 11 mars 1978 (Photo par Francois LOCHON / Gamma-Rapho via Getty Images)

Ces meurtres de masse et leurs conséquences pour le reste du monde font l’objet d’un ouvrage exceptionnel de Vincent Bevins, The Jakarta Method (La méthode Jakarta). Bevins est un correspondant international qui a travaillé d’abord au Brésil, puis en Indonésie. Pendant son séjour dans ce pays, il a commencé à enquêter sur l’histoire du massacre de 1965-66, qui est toujours officiellement nié par le gouvernement. En fouillant les histoires des survivants et en suivant les conséquences de l’ « Operation Annihilation » (le nom interne de l’armée de la campagne d’extermination), il a trouvé des liens entre ce qui s’était passé en Indonésie au milieu des années 60 et les campagnes brutales menées en Amérique latine par les dictatures alignées sur les États-Unis dans les décennies qui ont suivi. Dans ces autres pays, « Jakarta » est devenu un mot-code pour désigner les massacres d’ennemis des fanatiques anticommunistes, et le meurtre de masse perpétré en Indonésie a été présenté comme un modèle à suivre.

Non seulement le gouvernement américain était au courant du massacre en Indonésie, mais il l’avait activement encouragé et avait fourni aux tueurs des listes de noms. Bevins écrit :

Mais après sept ans d’étroite coopération avec Washington, l’armée était déjà bien équipée. Vous n’avez pas non plus besoin d’un armement avancé pour arrêter des civils qui n’opposent presque aucune résistance. Mais ce dont les responsables de l’ambassade des USA et de la CIA avaient décidé que l’armée avait vraiment besoin était d’informations. En collaboration avec les analystes de la CIA, le responsable politique de l’ambassade, Robert Martens préparait des listes avec les noms de milliers de communistes et de présumés communistes, et les remettaient à l’armée, afin que ces personnes puissent être assassinées et « radiées » de la liste. »

Un autre million de personnes ont été rassemblées dans des camps de concentration, où elles ont été soumises à la famine, au travail forcé, à de la torture et à de la rééducation idéologique. Ce fut une « victoire » ignoble dont personne ne voulait se souvenir.

Bevins raconte cette histoire de manière objective et dépassionnée, et il tisse soigneusement les histoires des survivants qu’il a rencontrés au cours de son enquête. Il nous emmène sur les sites des massacres de Bali, où se trouvent aujourd’hui des hôtels touristiques. Il nous présente des Indonésiens qui ont perdu leur famille et leurs amis dans ces massacres, et il montre comment les survivants sont toujours ostracisés et considérés avec suspicion, toutes ces décennies plus tard. L’une des survivantes qu’il a rencontrées, une femme âgée nommée Magdalena, vit aujourd’hui dans la pauvreté après sa libération de prison. Il raconte qu’elle a été « marquée à vie » à cause de son passé, et qu’elle n’a aucun lien avec sa famille, car tous ces liens ont été coupés après qu’elle ait été accusée d’être communiste. Comme le note Bevins, cette « situation est extrêmement fréquente chez les survivants de la violence et de la répression de 1965 ». En plus de ceux qui ont été tués dans les massacres, il y a des dizaines de millions de victimes et de parents de victimes encore en vie aujourd’hui.

Il retrace également l’utilisation des tactiques employées contre des innocents Indonésiens au Brésil, au Chili, en Argentine et ailleurs en Amérique latine, et nous rappelle que les habitants de ces pays vivent toujours dans l’ombre des dictatures soutenues par les États-Unis qui étaient au pouvoir dans les années 1970 et 1980. La dictature brésilienne qui s’était emparée du pouvoir avant la prise de pouvoir de Suharto a ensuite cherché à imiter ce qui s’était passé en Indonésie. Le gouvernement chilien de Pinochet l’a fait, bien qu’à plus petite échelle, et la « sale guerre » en Argentine a suivi. La piste se poursuit en Amérique centrale jusqu’à la fin de la Guerre froide. Beaucoup d’éléments individuels de l’histoire de Bevins sont peut-être connus, mais il a établi entre eux des liens que la plupart des Américains ne connaissent pas.

Alors qu’il essaie de donner un sens aux horribles événements qu’il a décrits dans le livre, Bevins nous offre cette sinistre mais juste conclusion :

Si l’on considère les choses sous cet angle, les grands perdants du XXe siècle ont été ceux qui croyaient trop sincèrement en l’existence d’un ordre international libéral, ceux qui faisaient trop confiance à la démocratie, ou trop à ce que les États-Unis disaient soutenir, plutôt qu’à ce qu’ils soutenaient réellement – à ce que les pays riches disaient, plutôt qu’à ce qu’ils faisaient. Ce groupe a été anéanti ».

Lorsqu’il a parlé à Winarso, le chef du Sekretariat Bersama ’65, l’organisation qui défend les intérêts des survivants du massacre, Bevins lui a demandé qui avait gagné la Guerre froide. Winarso lui répondit que les États-Unis avaient gagné. Lorsqu’il lui a ensuite demandé comment, Winarso a répondu simplement : « Vous nous avez tués ».

De plus, ces gens ont été tués pour rien.

On ne soulignera jamais assez que les victimes en Indonésie et dans les autres pays dont Bevins parle étaient des innocents. Elles ont été tuées en masse uniquement parce qu’elles avaient ou étaient censées avoir certaines convictions politiques. Bevins écrit : « Ils ont été condamnés à l’anéantissement, et presque tous ceux qui les entouraient ont été condamnés à une vie entière de culpabilité, de traumatisme, et à se faire dire qu’ils avaient impardonnablement péché à cause de leur association avec les espoirs les plus sincères de la politique de gauche ». Ils n’avaient rien fait de mal. Ils ont eu l’horrible malchance d’être pris au milieu d’une rivalité internationale pour le pouvoir et l’influence qui n’avait rien à voir avec eux, et ils ont été écrasés parce qu’il était avantageux pour notre gouvernement et ses pays-clients qu’ils soient écrasés.

Il y a quelques mois, Hal Brands [de Bloomberg, NdT] a écrit un article dans lequel il suggérait que les États-Unis pourraient soutenir des changements de régime secrets dans le cadre d’une rivalité avec la Chine. D’un côté, il citait la conquête de Suharto en Indonésie comme un exemple de réussite « rentable », et de l’autre, il en reconnaissait le coût humain effroyable, qui se mesure en centaines de milliers de vies. Voici comment il a décrit la complicité des États-Unis dans les massacres : « Le soutien de la CIA a aidé l’armée indonésienne à consolider son pouvoir après qu’elle ait renversé un Sukarno de plus en plus anti-américain en 1965, évitant ainsi la perspective de voir le plus important pays d’Asie du Sud-Est devenir hostile aux USA ». Il reconnaît que cela a impliqué les États-Unis dans une « violence horrible », mais il reste très vague sur ce que les États-Unis ont fait là-bas. Si l’Indonésie est considérée comme une « victoire » pour les partisans des changements de régime, alors l’idée de promouvoir des changement de régime est absolument honteuse et ne devrait plus jamais avoir droit de cité.

Si une stratégie repose sur des politiques qui conduisent au meurtre gratuit de tant de personnes innocentes, il est temps de la rejeter et d’en trouver une autre. Soutenir un changement de régime dans un autre pays est souvent présenté comme une solution rapide à un problème que les États-Unis ont dans le monde, mais la plupart du temps, cela finit par échouer. Même lorsque les changements de régime « fonctionnent » à court terme, ils infligent un terrible tribut aux habitants du pays visé. Les États-Unis feraient bien de rejeter tout changement de régime, secret ou non, et de respecter la souveraineté et l’indépendance des autres États. Les États-Unis devraient également éviter une nouvelle Guerre froide avec une grande puissance rivale qui conduirait à des crimes aussi monstrueux que le massacre en Indonésie.

Traduction et note d’introduction Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia

Photo d'illustration : Soldats indonésiens arrêtant des villageois lors de la purge des communistes en 1965-66 / Vannessa Hearman.

Daniel Larison est rédacteur en chef de TAC. Il a été publié dans le New York Times Book Review, Dallas Morning News, World Politics Review, Politico Magazine, Orthodox Life, Front Porch Republic, The American Scene et Culture11, et a été chroniqueur pour The Week. Il est titulaire d’un doctorat en histoire de l’université de Chicago.


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