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Samedi, 18 Mai 2024

L’Allemagne aux prises avec le nazisme

Auteur : Alessandro Somma | Editeur : Walt | Mardi, 26 Janv. 2016 - 20h09

« Il est certainement vrai que le nazisme, et le phénomène fasciste en général, a effacé la démocratie, mais il est tout aussi vrai qu’il l’a fait pour un but très précis : pacifier le marché, en tant que condition indispensable pour obtenir la coopération des travailleurs au processus de production, dans le contexte d’un ordre centré sur les fondements du capitalisme ». (Alessandro Somma)

La Loi fondamentale allemande prévoit l’interdiction des partis politiques « qui, par leurs propres fins ou par le comportement de leurs partisans cherchent à saper ou subvertir l’ordre libéral et démocratique » (art. 21). Cette disposition  réalise ce qui, au cours des années 30, fut définie en termes de « démocratie militante », c’est-à-dire engagée à se défendre par le contraste des forces qui visent à réprimer les libertés politiques, en particulier celles d’inspiration fasciste.

À regarder de plus près, cependant, la répression des libertés politiques est seulement une manifestation du phénomène fasciste, qui se caractérise également par une manière particulière de comprendre la relation entre capitalisme et démocratie. Cet aspect est cependant négligé dans le débat politique allemand, récemment polarisé par l’intensification d’épisodes à partir desquels tirer une reviviscence de la violence nazie ou néo-nazie. De cette manière on empêche la compréhension des dynamiques, reconductibles elles aussi à une relation particulière entre capitalisme et démocratie, qui régissent le développement du processus d’intégration européenne.

Les partis néo-nazis agissent sans être inquiétés

Comme prévu par la Loi fondamentale allemande, l’interdiction des partis anti-démocratiques est disposée par un juge très particulier, la Cour constitutionnelle, à la demande d’une branche du Parlement, ou de l’exécutif  fédéral ou régional. Est donc nécessaire une procédure assez complexe, qui non par hasard a été initiée et menée à terme dans un nombre limité de cas. Les premiers eurent lieu pendant les années 50, lors de la déclaration d’inconstitutionnalité du Parti socialiste du Reich (Sozialistische Reichspartei, SRP), une formation néo-nazie, et du Parti communiste allemand (Kommunistische Partei Deutschlands, KPD). Puis il y eut un long silence, jusqu’à la tentative d’obtenir l’interdiction du Parti national-démocratique allemand (Nationaldemokratischen Partei Deutschlands, NPD), une formation elle aussi néo-nazie qui compte actuellement environ cinq-mille membres, un élu au Parlement européen et cinq au Parlement régional du Mecklembourg-Poméranie occidentale.

La première tentative pour obtenir une interdiction fut initiée par le Chancelier Gerhard Schröder en 2001, mais les choses tournèrent mal: pour recueillir des informations furent infiltrés quelques agents qui devinrent des leaders du NPD, ce qui amena la Cour constitutionnelle à considérer l’ensemble de la procédure viciée dans la forme, et par conséquent à ne pas statuer sur le fond. Une seconde tentative est actuellement en cours, néanmoins sans bénéficier du soutien de la Chancelière Angela Merkel: l’initiative revient au Bundesrat, la Chambre du Parlement allemand dans lequel les régions sont représentées. La Cour constitutionnelle allemande vient de fixer la date des audiences au cours desquelles elle évaluera la demande : elles auront lieu au début du prochain mois de mars.

Si toutefois on devait parvenir à une interdiction du NPD, les Allemands n’auront pas résolu pour autant leur problème avec le néo-nazisme. À la fin de 2014, l’Office fédéral pour la protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz) a estimé à 21 000 le nombre des extrémistes de droite, dont environ la moitié encadrés dans des organisations qui ont donné lieu à au moins 225 manifestations de rue au cours de l’année. Parmi ces dernières sont inclues, en plus du NPD, deux autres partis: La droite (Die Rechte) et La Troisième Voie (Der Weg III).

Explosion de la violence à l’égard des demandeurs d’asile

Lorsque ces données furent publiées, l’extrémisme de droite se remettait de quelques défaites au cours d’élections au niveau régional. Ceci a autorisé à  hasarder une hypothèse : le néo-nazisme, bien que préoccupant, était un phénomène dont le déclin était lent mais certain, en tant qu’indice de sa renonciation à combattre pour conquérir de la visibilité politique. L’hypothèse s’est toutefois avérée totalement infondée : l’afflux important de demandeurs d’asile l’année dernière a été l’occasion pour une inversion claire et inquiétante d’une tendance qui s’est malheureusement avérée illusoire.

Ce qui a changé est d’abord le climat général, de soutien global aux politiques xénophobes, représentées d’une certaine manière comme résistance plus ou moins pacifique des gens ordinaires à la dénaturation de la tradition et du  mode de vie allemand. C’est cela l’auto-représentation d’un mouvement, appelé «Patriotes Européens contre l’islamisation de l’Occident» (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes, Pegida), qui ces derniers temps a fait beaucoup parler de lui. Le mouvement est né à Dresde, où il a tenu à ce jour plus de 50 manifestations, avec une augmentation de la participation, plus récemment entre 5000 et 10 000 personnes, avec des pics de 20 000. Mais les initiatives sont de plus en plus nombreuses et réparties sur l’ensemble du territoire fédéral, et même à l’étranger, malgré que les références culturelles de Pegida soient de plus en plus évidentes, notamment celles exhibées par le leader Lutz Bachmann: un admirateur de Hitler et du NPD, contre lequel sont en cours des poursuites pénales pour incitation à la haine raciale.

Dans ce climat, a mûri la haine à l’origine du nombre dramatique de crimes à l’encontre des demandeurs d’asile commis depuis le début de 2015 jusqu’à la fin de novembre : 1610 entre dommages, discours de haine, coups et blessures, même contre les Allemands engagés dans l’aide aux migrants. Parmi ceux-ci il y avait aussi la nouvelle mairesse de Cologne, grièvement blessée par un coup de couteau à la gorge lors de la campagne électorale par un homme connu dans les milieux néo-nazis, qui, par son geste avait voulu la punir pour sa politique d’accueil des demandeurs d’asile.

Le nombre de crimes est impressionnant, surtout compte tenu qu’ils sont bien répartis dans toute l’Allemagne, et non pas concentrés dans l’est : où il est d’usage de penser que la présence néo-nazie est plus enracinée. C’est impressionnant que ce soit le double du nombre par rapport à celui de 2014, et même quadruplé si on se réfère aux actions qui ont directement ciblé les lieux où sont logés les demandeurs d’asile, de plus en plus souvent incendiés [3]. Et encore plus impressionnant est ce qui a été révélé par les médias allemands, soit que seule une petite partie de ces crimes sont poursuivis par la justice, en partie à cause de la conspiration du silence entourant leur perpétration.

Pas seulement la politique : l’économie nazie

Même dans les débuts des années 90 l’Allemagne s’était trouvée à faire face à une résurgence néo-nazie alimentée par la même xénophobie secouant aujourd’hui la vie politique allemande. À cette époque, cependant, les incidents les plus macabres de violence étaient concentrées dans l’est, où eut lieu ce qui produisit le plus d’échos dans les médias internationaux : l’incendie, en août 1992, d’un immeuble de Rostock dans lequel se trouvaient une centaine de Vietnamiens, par quelques centaines de néo-nazis. Un véritable pogrom, rendu possible aussi par la présence de milliers de personnes pour ainsi dire ordinaires, engagées à applaudir et surtout à entraver jusqu’à empêcher l’intervention de la police et des pompiers.

Aujourd’hui comme alors, on a débattu de la nature des Allemands, de leur capacité à assumer l’ordre démocratique comme une donnée immuable, de  l’absence d’un leader néo-nazi présentable, comme l’unique, et provisoire raison de la tenue républicaine. Aujourd’hui comme alors, on fait une erreur fondamentale: réduire le nazisme à l’annulation des libertés politiques, soit à ce qui est dramatiquement exemplifié par les épisodes de violence aux dépens des  demandeurs d’asile.

Il est certainement vrai que le nazisme, et le phénomène fasciste en général, a effacé la démocratie, mais il est tout aussi vrai qu’il l’a fait pour un but très précis : pacifier le marché, en tant que condition indispensable pour obtenir la coopération des travailleurs au processus de production, dans le contexte d’un ordre centré sur les fondements du capitalisme. Le fascisme est en somme descriptible comme le système de pouvoir qui a perverti le libéralisme politique, mais seulement réformé celui économique, à condition cependant qu’on reconnaisse le lien inséparable entre ces deux moments. Que l’on identifie les extrêmes, au-delà de l’ordre politique fasciste, aussi de l’ordre économique fasciste, tel parce que voué à imposer le  marché en piétinant la démocratie.

De ce point de vue, le courant de pensée interprète est notamment l’ordolibéralisme, non par hasard mis au point en Allemagne pendant la période nazie et repris suite à son effondrement en recourant à la formule « économie sociale de marché »: choisie précisément pour occulter, par son ambiguïté, la continuité avec le régime hitlérien, et donc, sinon l’aversion, au moins l’indifférence au sort de la démocratie [6]. Eh bien, le travail de dissimulation fut favorisé par la réduction du nazisme à l’Holocauste, en tant qu’exemple extrême de compression des libertés politiques, bonne à faire oublier que celle-ci avait eu lieu aussi et surtout pour permettre la réforme des libertés économiques : la même que l’on réitérait suite à l’effondrement du nazisme sous les faux semblants d’une forme mystificatrice comme « économie sociale de marché ».

Ce n’est pas tout. Plusieurs ordolibéraux avaient collaboré avec la dictature nazie, et tout d’abord celui qui inventa l’expression « économie sociale de marché »: ce fut Alfred Müller-Armack, bras droit de Ludwig Erhard, qui se distingua en tant qu’admirateur de Mussolini et de son système de pouvoir. De là la nécessité de nettoyer sa biographie, une opération qui pouvait être aidée justement en alimentant la réduction du nazisme à l’Holocauste. Beaucoup d’entre les ordolibéraux, en effet, cessèrent de professer leur foi nazie à la fin des années 30, quand désormais était clair le but final des politiques raciales du régime. D’où l’utilité de mettre l’accent sur ce genre de conversion formelle, qui cependant n’avait rien modifié dans la collaboration concrète avec le régime, en particulier dans l’administration de l’économie de guerre, ainsi que dans l’élaboration des fondements de l’ordre économique à instaurer après la victoire nazie.

Ce fut grâce à ces manipulations cyniques, si des personnages célébrés comme les pères de l’économie sociale de marché, et donc comme les architectes de la démocratie allemande renaissante, purent faire oublier tout d’abord leur contribution à l’effondrement, non du nazisme, mais de la République de Weimar : dénigrée comme victime de la « démocratisation des partis et des masses qu’ils avaient organisé » à combattre avec une « dictature dans les limites de la démocratie », de sorte que le « libéralisme ne soit pas submergé par la démocratie ».

Sans oublier ce que les autres pères de l’économie sociale de marché, célébrés par la suite comme des personnalités qui voulurent au mieux limiter les dégâts causés par la dictature, durent affirmer pendant la dictature nazie : quand il n’était plus question de théoriser et souhaiter une involution autoritaire, mais de choisir si soutenir et s’opposer à la dérive totalitaire imposée par Hitler. Emblématique le cas de l’avocat peut-être le plus célébré pour ses qualités de vrai démocrate, qui cependant, même à la fin des années 30, voulait « construire un pont entre la politique économique et la politique nationale globale », exactement comme il était opportun de le faire par rapport à la politique démographique et à la biologie raciale.

Merkel, Hitler et l’humiliation des peuples européens

Que l’Europe soit une construction ordolibérale c’est une évidence pour tous, au plus tard depuis qu’elle a officialisé la référence à l’économie sociale de marché et à partir de celle-ci, qu’elle a défini la façon d’affronter la crise dite de la dette. Là elle a démontré que, bien qu’il n’y ait aucune hostilité préconçue à l’égard de la démocratie, il y a tout au moins une indifférence à l’égard de son sort, et donc une disponibilité absolue à la sacrifier si cela est jugé nécessaire pour sauver le marché. Le tout conformément à un script déjà écrit dans les années mêmes où l’ordolibéralisme a pris corps : quand le fascisme, célébré comme étant la miraculeuse troisième voie entre le libéralisme classique et le socialisme, fut la voie  toute trouvée pour sortir de la Grande Dépression causée par l’effondrement de Wall Street de 1929.

Ils doivent avoir pensé à cela, les Grecs, eux qui depuis des années maintenant descendent dans la rue pour protester contre l’austérité voulue par Berlin et prescrite par la Troïka, lorsqu’ils montrent l’image d’Angela Merkel avec une petite moustache. Du reste, il y a beaucoup d’occasions qui conduisent à s’exprimer de manière si colorée, depuis que la Troïka fit destituer le gouvernement dirigé par George Papandreou, coupable seulement d’avoir pensé soumettre à un référendum le plan de réformes structurelles, demandé comme condition de l’octroi d’une assistance financière internationale. Depuis lors, les occasions pour alimenter cette iconographie décidément pas politiquement correcte se sont produites en succession rapide, concernant avant les gouvernements soi-disant techniques présidés par des personnalité diversement sujettes aux souhaits de la finance internationale, puis l’exécutif dirigé par Alexis Tsipras: qui a promu et remporté un référendum contre les exigences de la Troïka, pour finir tout de même par se plier à ses diktats.

En outre, le peuple grec n’est pas le seul à subir la rupture du mécanisme démocratique. Les méthodes choisies pour sauver les marchés sont basées sur le renversement du compromis keynésien et donc sur une gigantesque opération de redistribution de la richesse du bas vers le haut. Ces solutions ne pourraient jamais être soutenues par la majorité des peuples européens, raison pourquoi elles sont imposées à travers des virages, jusqu’ici seulement autoritaires, mais fréquents dans tous les pays européens.

C’est dans ce mécanisme pervers que se cache le danger du nazisme, qui renaît  certainement dans les actions xénophobes qui tourmentent la vie de centaines de milliers de migrants fuyant la guerre et la pauvreté. Mais qui tout aussi sûrement  inspire la politique économique européenne, définie sans surprise à l’image de celle élaborée par l’Allemagne : patrie du nazisme politique, mais aussi et surtout économique.

L’auteur: Alessandro Somma est professeur d’université et journaliste. Il enseigne à l’université de Ferrare et à l’université San Marcos de Lime. Il collabore avec la Nuova Ferrara et l’Alto Adige. Son dernier livre est L’altra faccia della Germania. Sinistra e democrazia economica nelle maglie del neoliberalismo (DeriveApprodi, 2015).

Traduit par Le Club Mediapart


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