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Vendredi, 03 Mai 2024

Jean Tirole, un prix Nobel au service du patronat

Auteur : Ender | Editeur : Walt | Jeudi, 16 Oct. 2014 - 12h21

La presse française s’est félicitée dans un bel unanimisme que le prix de la banque de Suède en hommage à Alfred Nobel ait été décerné à un français, Jean Tirole. Le premier ministre Manuel Valls s’est même fendu d’un tweet, certes un peu ridicule, de félicitation.

Pourtant, peu de journaux se sont réellement interrogés sur le courant de pensée économique représenté par Jean Tirole. Le journal Le Monde a livré un bref résumé des travaux de l’économiste français qui s’en tient à des généralités. Le titre nous apprend ainsi que le prix Nobel serait un « décrypteur des oligopoles. », ce qui n’avance guère le lecteur. Il y a en effet autant de manières de travailler sur le sujet des oligopoles que d’écoles de pensée économique. Le Monde, citant le communiqué du « comité Nobel » précise ensuite qu’il «  a accompli des progrès théoriques et des contributions à la recherche dans un certain nombre de domaines, mais surtout, il a clarifié la façon de comprendre et de réglementer les industries [dominées] par quelques entreprises puissantes ». Là encore, il y autant de manière d’envisager cette « régulation » que d’écoles économiques, quoi que le terme choisi de « régulation », utilisé principalement par les cercles libéraux, soit déjà une première indication. Il ne s’agit point en effet ici de réglementer, mais de réguler, or on sait que la régulation, au sein de la doxa économique dominante actuelle, consiste avant tout à « encadrer » les activités de marché de manière non contraignante, c’est à dire en vue d’assurer leur pré-supposée « efficience ».

Toujours selon l’article du Monde, l’apport de Jean Tirole aura été de montrer la nécessité de réguler les oligopoles de la même manière que les monopoles, ce qui, en soit n’a rien de nouveau non plus. L’originalité des travaux de l’économiste français repose en fait sur l’usage de nouveaux concepts et théories, comme la « théorie des jeux. » Soit.

La « théorie des jeux » est une approche des mécanismes du marché basée sur le comportement des acteurs individuels supposément guidés par des choix rationnels et poursuivant des buts qui leur sont propres. On voit qu’elle s’inscrit pleinement dans le corpus théorique néo-classique qui suppose des acteurs rationnels et guidés par leur intérêt personnel. La théorie des jeux est utilisée en économie pour tenter de prédire les choix des acteurs et de définir leurs stratégies comportementales, elle consacre la vision sociétale de l’homo oeconomicus et est particulièrement utilisée dans le domaine de la bourse pour prédire les comportements des différents « acteurs » et les tendances du marché. L’application des concepts de la théorie des jeux au domaine économique pose donc un problème de réduction de la sphère des activités économiques à un cadre conceptuel emprunté au cadre du jeu stratégique. Il s’agit d’une réduction de l’activité économique et de ses acteurs à une dimension uniquement rationnelle et stratégique, qui laisse donc volontairement de côté toutes les implications sociales, sociétales, anthropologiques, ou morales, qui sont pourtant parti prenants dans nos choix individuels, comme l’ont montré par exemple le sociologue Pierre Bourdieu, l’anthropologue Marcel Mauss ou encore le théoricien de l’évolution Jared Diamond.

On comprend donc déjà mieux où se situe M Jean Tirole dans la sphère des idées économiques. Il s’agit d’un économiste néo-classique, un libéral, qui fonde donc son approche épistémologigue sur les pré-supposés de l’efficience des marchés et de la rationalité des acteurs. Il aurait en effet été surprenant que le « comité Nobel » distingue un keynésien ou un néo-keynésien, ou encore un marxiste (si si, il y en a encore!).

Le journal Le Monde dans un autre article, a donc logiquement tressé des couronnes à Jean Tirole, en tant qu’ « entrepreneur en recherche », pour avoir fondé la Toulouse School of Economics, sur le modèle des universités anglo-saxonnes. Le journal de Xavier Niel et Mathieur Pigasse (banque Lazard) s’émerveille de cette université dont «  une bonne partie des financements est apportée par des entreprises privées. » Dans son optique mondialiste et anti-nationale, le journal souligne donc la « longue carrière américaine » de l’économiste, qui l’aurait convaincu « d’exploiter les possibilités – et les limites – du système académique français pour forger une institution d’un type nouveau, capable d’attirer les meilleurs éléments, français et étrangers. » Car évidemment pour Le Monde, il n’y a point de salut hors du modèle économique libéral américain, seul à même de « réformer » l’archaïque système académique français. Cerise sur le gâteau, « 30 % de ses enseignants proviennent de l’étranger. » Ce qui ne peut qu’être un signe d’excellence…

C’est donc dans cette optique néo-libérale, qu’on se garde pourtant bien de souligner, que Jean Tirole a fait ses premières déclarations et prescriptions économiques, fort de sa nouvelle autorité de « prix Nobel ». Là encore, sans surprise, ce dernier a pointé un marché de l’emploi qu’il a qualifié « d’assez catastrophique », à l’unisson du MEDEF et du nouveau ministre de l’économie Emmanuel Macron qui ont lancé l’offensive contre l’indemnisation chômage. Ce dernier compte en effet proposer une loi avant la fin de l’année pour « réformer » le régime d’assurance chômage déficitaire d’environ 4 milliards d’euros (heureux hasard c’est exactement le montant des économies budgétaires demandées par Bruxelles pour le budget 2015…). Les pistes envisagées sont, sans surprise, la baisse de la durée de l’indemnisation, qui, selon le MEDEF constituerait un frein à la recherche d’emploi…

La proposition de Jean Tirole réside dans la refonte du contrat de travail, notamment le CDI, afin d’apporter davantage de « flexibilité » aux entreprises qui seraient donc « empêchées » d’embaucher par un contrat de travail trop protecteur pour les salariés. Là encore, rien de nouveau, ces propositions avaient déjà été faites en 2003. La proposition fut reprise par le gouvernement Villepin en 2005 qui parlait alors de « flexicurité » sur le modèle des pays nordiques, comme la Suède ou le Danemark. Cela déboucha sur le Contrat Première Embauche qui prévoyait une durée dite de « consolidation » de deux ans durant laquelle l’employeur pouvait licencier le salarié sans justification particulière. On sait ce qu’il advint par la suite…

Pourtant c’est ce type de proposition que Jean Tirole remet sur la table par l’intermédiaire d’un nouveau contrat de travail en remplacement des CDD et CDI. Sans entrer dans les détails, il s’agirait d’un contrat qui ouvrirait « une augmentation progressive des droits des salariés en fonction de l’ancienneté. » Une fois de plus, l’argumentaire prend exemple sur les pays du nord de l’Europe où le code du travail est minimaliste et régit avant tout par les conventions collectives, et qui constitue donc le Graal du patronat français. La comparaison est cependant, et comme d’habitude, viciée, puisqu’on ne peut effectivement pas comparer le fonctionnement du marché du travail et de l’assurance chômage Danois qui ne compte que 6% de chômeurs, c’est à dire une situation de quasi plein emploi, avec la situation du marché français avec un taux officiel de 10,4% de chômeurs et un taux réel plus près de 15%. En l’absence d’investissement des entreprises et du secteur public, en l’absence d’activité et de croissance économique, ce n’est évidemment pas la possibilité de pouvoir licencier plus facilement leurs salariés qui va pousser les entreprises à embaucher…


- Source : Ender

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