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Vendredi, 03 Mai 2024

Victoire et défaite des idées souverainistes par Jacques Sapir

Auteur : Jacques Sapir | Editeur : Walt | Jeudi, 18 Mai 2017 - 22h20

Une contradiction forte marque la période actuelle. Le premier tour de l’élection présidentielle a révélé la victoire culturelle des idées souverainistes. Le second tour a entériné leur défaite. Les causes de cette défaite sont multiples. Cette défaite est due à la persistance de mécanismes idéologiques de diabolisation à l’égard du Front National. Mais, ces mécanismes ont aussi été réactivés par l’incapacité, notoire dans les retournements de la dernière semaine, d’articuler de manière claire un projet cohérent, et surtout par l’incapacité de porter ce projet de manière digne dans le débat télévisé. Cette défaite entérine tout autant les limites de la candidate, que ces limites soient idéologiques, politiques ou organisationnelles, que la division du courant souverainiste.

Rappelons les faits : les souverainistes ont explicitement réalisé plus de 47% des voix au premier tour si l’on additionne les suffrages qui se sont portés sur l’ensemble des candidats défendant des positions ou des thèses souverainistes. On peut penser, de plus, qu’il existait une réserve d’électeurs souverainistes dans la partie de l’électorat de François Fillon. Un certain nombre de ses soutiens, y compris au sein des députés, ne faisaient pas mystère de leur adhésion aux thèses souverainistes. Il est donc clair qu’implicitement, le souverainisme a été majoritaire au premier tour. Il l’a été sans céder quoi que ce soit sur ses positions, et en particulier sur l’Euro. Mais, il a été défait politiquement au second tour. L’opposition entre ces deux faits tout aussi indiscutables met en lumière à la fois la diversité des positions souverainistes et les difficultés de les réunir toutes ensembles.

L’unité impossible ?

Michel Wieviorka vient de publier un texte intéressant sur le site The Conversation ou il argumente que cet échec est dû à la coupure du mouvement souverainiste en deux parties irréconciliables[1]. De fait, cette analyse a l’apparence de l’évidence. Il y eut très peu de transferts de voix entre l’électorat de Jean-Luc Mélenchon et Marine le Pen. Mais, les causes de ce faible transfert sont elles structurelles, et c’est la thèse de Wieviorka qui pense qu’il existe une culture politique française rendant impossible la fusion des électorats, ou ne seraient-elles pas plus à chercher dans la conjoncture particulière de cette élection ?

Cette interrogation en rejoint une autre : le souverainisme est-il dual, comme le sous-entend Wieviorka, mais aussi d’autres analystes, et en particulier Alexandre Devecchio qui s’est exprimée ainsi dans l’émission que nous avons réalisé avec Jacques Nikonoff et lui sur Radio-Sputnik[2], ou bien la question est-elle plus complexe ? En fait, on peut tout autant douter de la binarité des courants souverainistes que l’on peut douter de leur incarnation politique parfaite dans des courants politiques précis. On comprend l’importance de ce sujet. Car, si Michel Wieviorka a raison, une alliance est impossible. Si, par contre, les mauvais report s’expliquent bien plus par le contexte idéologique dans lequel s’est déroulée cette élection, alors la conciliation entre les différents courants souverainistes apparaît bien plus possible. Surtout, peut-on penser une séparation radicale de ces courants ou, au contraire, n’ont-ils pas tous des aspects en communs ? Cela implique de revenir sur la différence entre les incarnations politiques et sur les courants souverainistes.

C’est cette analyse que l’on va ici développer. Je reprends ici une partie de la terminologie d’Alexandre Devecchio, en particulier celle concernant le souverainisme social et le souverainisme identitaire. Mais je suis le seul responsable de l’interprétation que je donne à ces termes.

Souveraineté et souverainismes

Si la souveraineté est une, et ne se divise pas (souvenons nous des textes constitutionnels), le souverainisme, lui, est traversé de plusieurs courants ou sensibilités. Ces courants, ou ces sensibilités, traduisent une approche de la revendication souverainiste qui est naturellement différente suivant les diverses personnes, mais aussi les contextes sociaux et familiaux.

Le premier est ce que l’on peut appeler un souverainisme social. Il s’enracine dans le constat que tout progrès social implique que la communauté nationale, ce que l’on nomme le peuple, soit souverain. Il comprend qu’il ne peut y avoir de progrès social sans une économie qui soit tournée vers le plus grand nombre et non vers l’accroissement de la richesse des plus riches, ce qui est le cas actuellement. Il analyse cet état de fait comme le produit des règles de la mondialisation et de la globalisation financière, dont la monnaie unique, l’Euro, est le point d’articulation au sein de l’Union européenne. C’est pourquoi, analytiquement et logiquement, il s’attaque à cet état de fait et réclame « au nom du peuple », et plus exactement au nom des travailleurs qu’ils aient un emploi ou qu’ils en soient privés, le retour à une souveraineté monétaire s’inscrivant dans le retour global d’une souveraineté politique. Il fait le lien entre la perte progressive de la souveraineté et la destruction, réelle ou programmée, des principaux acquis sociaux.

Le deuxième courant est le souverainisme traditionnel, que l’on peut nommer le souverainisme politique. Ses racines vont au plus profond de l’histoire de la France, se nourrissent des textes de Jean Bodin. Sa préoccupation essentielle est celle de l’Etat souverain, comme représentant du peuple (depuis 1789). Ce courant récuse la réduction de la démocratie à la seule délibération. Il comprend que la démocratie implique l’existence d’un cadre spatial dans lequel se vérifie la possibilité de décider mais aussi la responsabilité de ces mêmes décisions[3]. Ce courant analyse le processus de l’Union européenne non pas comme un processus de délégation de la souveraineté mais comme un processus en réalité de cession de la souveraineté. Or, cette dernière ne peut exister. Il en déduit la nature profondément anti-démocratique du processus européen. Il note que cette nature s’est révélée de manière explicite dans le traitement réservé par les institutions de l’Union européenne et de la zone Euro à des pays comme Chypre ou comme la Grèce. Ce souverainisme politique, qui fut incarné par Philippe Seguin ou Marie-France Garaud, s’est exprimé avec force en Grande-Bretagne avec le référendum sur le « Brexit ». Ce souverainisme politique est naturellement et logiquement l’allié du souverainisme social.

Le troisième courant incarne ce que l’on peut appeler un souverainisme identitaire. Partant d’une réaction spontanée face à la remise en cause de la culture, tant dans sa dimension « culturelle » au sens vulgaire, que dans ses dimensions politique et cultuelle, il est à la fois très vivace et très fort (caractéristique de tous les mouvements spontanés) mais aussi bien moins construits que les deux premiers courants. D’ailleurs, le grand historien Fernand Braudel a écrit sur ce sujet un fort beau livre, L’Identité de la France[4]. Il montre comment l’identité s’est construite petit à petit. Il n’y a donc rien de scandaleux de se réclamer d’une identité de la France, et de ce point de vu la sensibilité souverainiste identitaire est parfaitement admissible.

Si l’on peut comprendre la réaction que le fonde, il convient aussi de constater qu’il peut dériver vers des thèses xénophobes, voire racistes, d’où la possible porosité avec les thèses de groupes définis comme « identitaires ». Mais, il se pose néanmoins des questions qui sont les mêmes que celles du souverainisme politique en réalité, en particulier sur la question des nécessaires frontières. Il impose aussi à l’ensemble du mouvement souverainiste, en répercussion de ses potentielles dérives, une réflexion spécifique sur la nature du « peuple » et montre l’impasse d’une définition ethnico-centrée ou religieuse.

Pluralité des incarnations du souverainisme

Chacune de ces sensibilités, ou de ces courants, concourent à faire l’unité du mouvement souverainiste. Ils sont souvent le point d’entrée dans le souverainisme, et l’on peut prendre conscience de l’importance et de la centralité de la question de la souveraineté depuis ces différentes sensibilités. Mais on est conduit, si l’on analyse alors logiquement les raisons de cette prise de conscience, à considérer la souveraineté dans son ensemble, et le souverainisme comme un mouvement unissant, mais aussi dépassant, ces trois courants.

Ces divers courants, il convient ici de la souligner, ne s’incarnent pas dans des forces politiques différentes, qui – toutes – partagent, quoique dans des proportions diverses, ces diverses sensibilités du souverainisme. Le problème n’est donc pas la compatibilité organisationnelle de ces courants, mais leur compatibilité politique et philosophique.

Le mouvement « France Insoumise » de Jean-Luc Mélenchon incarne, bien sûr, le souverainisme social. Mais, il est très sensible – et l’évolution de Jean-Luc Mélenchon en témoigne – au souverainisme politique, et ce depuis les événements de Grèce de juillet 2015 qui ont laissé une trace profonde. Il n’est même pas exempt d’une forme se souverainisme identitaire, comme on a pu le voir dans le meeting de Marseille, dans la mesure où il marque la volonté d’affirmer la culture politique française, avec ses règles et sa laïcité face aux dérives communautaristes. C’est d’ailleurs ce point que la « gôche » traditionnelle, qui va aujourd’hui du P « S » (ou de ce qu’il en reste) au PCF, lui reproche.

Le parti de Nicolas Dupont-Aignan a incarné, au départ, essentiellement le souverainisme politique. Il est l’héritier de la position d’un Philippe Séguin. Il s’est ouvert, par la suite au souverainisme social même si, par choix politique, il a reculé sur la question de l’Euro. Cette reculade, que l’on pouvait comprendre dans le positionnement tactique d’une petite formation, a eu cependant des conséquences bien plus graves quant à la cohérence du discours tenu par Marine le Pen dans les derniers jours de la campagne. Il est aussi porteur d’éléments du souverainisme identitaire, même si il s’est toujours fermement et farouchement opposé à toute dérive raciste, ce qui est à son honneur.

Au Front National, le souverainisme identitaire a été constitutif de la naissance de cette formation, et ce dans ces formes les plus extrêmes. Si ce parti n’a jamais été un « parti fasciste », et l’on invite ici ceux qui utilisent cette expression à tort et à travers à relire l’histoire, il a été incontestablement à son origine un parti raciste et xénophobe. Mais, depuis maintenant de nombreuses années, il y a eu une prise en considération du souverainisme social et du souverainisme politique. Cette prise en compte de ces deux autres courants a entraîné une marginalisation progressive des thèmes initiaux. Les thèses purement identitaires ont d’ailleurs été partiellement rejetées hors de cette formation. Cependant, la mue n’a pas été totalement achevée.

Nulle formation politique n’incarne donc totalement et uniquement un des courants du souverainisme. Mais chacune des formations politiques a aussi sa propre histoire, et l’articulation particulière des sensibilités souverainistes y a construit une culture politique d’organisation qui est spécifique. L’importance de cette culture s’exprime dans le positionnement politique particulier de chacune de ces formations, mais aussi dans des réflexes souvent épidermiques qui peuvent en séparer radicalement les adhérents. Toute organisation tend à développer un « esprit de parti », qui se traduit dans les faits par une incapacité d’écoute du discours tenu par « l’autre », et qui peut dériver dans un sectarisme imbécile. Mais il y a aussi des divergences bien réelles. Et certaines d’entre elles peuvent justifier une fin de non recevoir mettant fin au débat et empêchant tout contact.

Les causes de la division

La traduction en des termes politiques de cette victoire culturelle que le souverainisme a remportée lors du premier tour n’a donc pas été trouvée. C’est pour cela que le souverainisme a été défait politiquement. Cela, les responsables des différentes organisations et mouvements politiques dans lequel s’incarne le souverainisme le savent. Pourquoi ne cherchent-ils pas alors l’union ?

Une première réponse réside dans le rêve de transcroissance du mouvement, rêve entretenu tant par les uns que par les autres. On voit son propre mouvement appelé à réunir sous le même toit tous les souverainistes. Mais ce rêve est eu mieux une illusion, au pire il porte en lui le cauchemar d’un repli sur une clôture sectaire, comme dans certaines sectes persuadées qu’elles sont les seules à détenir la « vérité ».

Une seconde réponse réside dans les habitudes prises, les pratiques quotidiennes, qui font qu’il est plus facile de rester dans son coin et de proférer des excommunications, de jouer la carte de la diabolisation, que d’affronter réellement le débat. Mais, le débat est-il possible, et est-il légitime ? On doit comprendre ici l’interdit absolu qui frappe un parti défendant des thèses racistes. Et tel était bien le cas du Front National à ses débuts. Mais, le changement est aussi incontestable. Alors, se pose la question d’où placer le curseur. Il est profondément contre-productif de prétendre qu’un parti est « anti-républicain » alors qu’il donne des gages multiples de son acceptation des règles de fonctionnement de la République. Mais il est important de savoir où se trouve la limite, et surtout si une organisation reste fermement en-deçà de cette limite, ou évolue par rapport à elle. Car, la question du racisme n’est pas la seule à constituer un interdit absolu ; il en va de même de la question du communautarisme. Très clairement, aucun débat organisé n’est possible soit avec une organisation défendant un point de vue raciste, soit avec une organisation défendant un point de vue communautariste. Si l’on veut penser un espace commun entre souverainistes, il faudra être très clair sur ces deux points.

De ce point de vue, l’existence d’un espace de débat est à la fois un mode de vérification de cette limite, mais aussi peut se transformer en un instrument incitant un parti à évoluer par rapport à cette même limite. Pour ce faire, le débat n’a pas besoin d’être explicite et dans un cadre commun ; il peut pour un temps rester dans le domaine de l’implicite. De fait, si le Front National a évolué par rapport à ses thèses originelles, la « France Insoumise » de Jean-Luc Mélenchon a elle aussi connue une inflexion sur la question de l’immigration (et sur l’intégration) et elle a adopté une position bien plus réaliste. Cela traduit le fait qu’un débat implicite s’est mis en place. Mais, on peut penser qu’un débat explicite aurait permis une meilleure clarification des positions des uns et des autres.

Une troisième réponse réside alors dans la volonté d’amener l’autre formation sur la totalité de ses positions. Ici encore, on est confronté à une « maladie infantile » des organisations : l’incapacité de reconnaître la légitimité de divergences. Il n’est pas nécessaire que les organisations adoptent le même programme, tiennent les mêmes discours, pour qu’elles puissent coopérer, et procéder par exemple à des désistements lors des élections. Mais, il est impératif que l’on sache ce qui relève de la divergence légitime et ce qui relève de l’interdit. La question du racisme, et au-delà la définition de ce qu’englobe le « peuple », c’est à dire la question du communautarisme, sont de celles qui relèvent de l’interdit. Au-delà, il convient de dire que le souverainisme s’oppose radicalement à deux idéologies, celle cherchant à fonder la communauté nationale sur des races et celle cherchant à la diviser en communautés séparées et distinctes. Le refus absolu du racisme doit s’accompagner d’un refus tout aussi absolu du communautarisme. C’est l’essence même de la cohérence souverainiste.

Les conditions de l’unité

On connaît la formule, mais, pourtant, jamais n’a-t-elle été autant d’actualité : « l’histoire nous mord la nuque ». Cette citation est extraite d’un ouvrage co-écrit par Daniel Bensaïd, militant et philosophe trotskyste, mort en 2010 et Henri Weber[5]. Elle ne dépare pas ici dans un texte sur le souverainisme. Peu de gens le savent, mais Bensaïd, que j’ai connu et avec qui j’ai polémiqué (sur la nature de l’URSS) en d’autres temps, était aussi l’auteur d’un livre sur Jeanne d’Arc[6]. Dans un entretien, quelque temps avant sa mort, Bensaïd était revenu sur Jeanne d’Arc et précisait son intérêt : « Jeanne d’Arc ébauche l’idée nationale à une époque où la nation n’a pas de réalité dans les traditions dynastiques. Comment germe, aux franges d’un royaume passablement en loques, cette ébauche populaire d’une idée nationale ?[7]». Fort bonne question, en effet. C’est celle du double mouvement de constitution et de la Nation et du Peuple qui était posée en réalité. Cette question, elle est à la base de la constitution du mouvement souverainiste.

Si, donc, nous voulons refuser au gouvernement d’une minorité, et l’on doit rappeler ici que les thèses européistes sont minoritaires en France, il nous faut trouver une solution qui tout à la fois unisse philosophiquement les trois courants du souverainisme et qui politiquement permette aux formations politiques incarnant ce souverainisme de coopérer dans l’arène particulière du combat politique. Sinon, les souverainistes, quoi que majoritaires, seront toujours vaincus. N’ayons aucun doute sur la volonté de nos adversaires, qui disposent de moyens puissants, en particulier en matière de presse et de médias, et qui chercheront sans cesse à diaboliser les uns ou les autres, pour continuer d’enfermer les français dans le piège qui a conduit à l’élection d’Emmanuel Macron.

Cette solution passe par la construction d’un espace de débat, un espace de controverse, permettant de construire les contacts nécessaires au désarmement progressif des réflexes sectaires. Cet espace pourrait aussi inclure des accords de désistement, ou à tout le moins des pactes de non-agression. Mais, la construction d’un tel espace exige aussi que l’on soit clair sur le refus conjoint de tout racisme et de tout communautarisme. C’est une condition absolue à l’existence et à l’efficacité d’un tel espace.

Notes

[1] Wieviorka M., « Deux populismes valent mieux qu’un ! », note publiée le 14 mai 2017, https://theconversation.com/deux-populismes-valent-mieux-quun-77666

[2] Voir, « Chroniques de Jacques Sapir » sur Radio-Sputnik avec Alexandre Devecchio et Jacques Nikonoff. On peut réécouter le débat ici :https://fr.sputniknews.com/radio_sapir/201705111031344230-france-spectre-politique-recomposition/

[3] S. Benhabib, « Deliberative Rationality and Models of Democratic Legitimacy », in Constellations, vol. I, n°1/avril 1994.

[4] Braudel F., L’Identité de la France, 3 volumes, Flammarion, Paris, 2009.

[5] Bensaïd D., Weber H., Mai 1968. Une répétition générale, Maspero, Paris, 1969.

[6] Bensaïd D., Jeanne de guerre lasse, Paris, Gallimard, « Au vif du sujet », 1991.

[7] http://www.danielbensaid.org/Il-y-a-un-mystere-Jeanne-d-Arc


- Source : RussEurope

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