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Samedi, 18 Mai 2024

La tyrannie des Toutoulogues ou le mal du siècle

Auteur : Guillaume Berlat | Editeur : Walt | Mardi, 19 Juill. 2016 - 19h24

« La connaissance te fait grand, mais l’humilité te rend géant » (Jeffrey Celius, poète haïtien). Or, que constate-t-on de nos jours ? Les analystes du monde de ce début du XXIe siècle brillent plus par leur déficit d’humilité que par leur excès de connaissance alors qu’ils sont confrontés à la complexité, à l’imprévisibilité des relations internationales; à la fluidité, à la volatilité des situations conflictuelles; à l’emballement médiatique, à la dérive compassionnelle. La discipline des relations internationales conçue comme une science humaine (non reconnue comme telle par l’université française) s’appréhende traditionnellement de manière morcelée à travers ses différentes composantes: droit, politique, histoire, géographie, économie, sociologie…

Or, nous vivons, sans en être pleinement conscients, une révolution copernicienne qui bouscule les vieux schémas des siècles précédents. Une nouvelle catégorie d’experts en relations internationales – appréhendées dans leur globalité – est née. Régis Debray les qualifie de « toutologues ». Penser, justement, c’est se demander comment on en est arrivé là ? Un retour en arrière sur la réalité du XXe siècle s’impose pour mieux cerner ce phénomène qui caractérise le XXIe siècle.

LE XXE SIÈCLE: LE MONDE DES SACHANTS QUI PENSAIENT MAIS NE PARLAIENT PAS…

En dépit de la simplicité du monde de la seconde moitié du XXe siècle, c’est à d’authentiques experts que l’on fait appel pour comprendre et expliquer les relations internationales.

Le confort intellectuel d’un monde simple: de la confrontation à la coopération

Sans verser ni dans le simplisme ni dans le manichéisme, le monde bipolaire de la seconde moitié du XXe siècle est relativement aisé à appréhender tant par l’expert de la chose internationale que par le citoyen normal. Le monde de la Guerre froide, du rideau de fer (Winston Churchill) et des deux blocs s’organise autour du combat entre Moscou (et de ses vassaux) et Washington (et de ses alliés); entre l’Est et l’Ouest; entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie; entre la démocratie et la dictature; entre la liberté et l’oppression; entre l’économie de marché et l’économie planifiée; entre le primat du groupe et celui de l’individu; entre le Mal et le Bien… La paix du monde repose sur l’équilibre de la terreur, le risque d’un conflit nucléaire qui anéantirait la planète et incite les deux Grands à la plus grande prudence. Si conflits il y a entre les États-Unis et l’URSS, ils sont conduits par procuration (Afrique, Amérique latine, Proche et Moyen-Orient, Asie).

Au tournant des années 1970, plus encore des années 1980, les deux Grands s’engagent d’abord dans une période de retenue dans la construction de leurs arsenaux nucléaires stratégiques (logique des accords SALT pour « Strategic arms limitations talks ») à laquelle succède dans un second temps une période de réduction de ces mêmes arsenaux (logique des accords START pour « Stratégic arms reductions treaties »). Cette approche bilatérale est complétée par une approche multilatérale englobant les membres des deux Alliances auxquelles s’ajoutent les pays dits neutres. Cette dernière se concrétise par l’accord d’Helsinki, les traités sur les forces classiques en Europe (FCE) et dit ciel ouvert complétés par l’accord sur les mesures de confiance et de sécurité (MDCS) fondée sur une logique de construction de la confiance pour faire place à une logique de méfiance. Nous sommes dans le temps long des experts qui structurent le débat.

La discrétion assumée des authentiques experts: de la réflexion à la conceptualisation

Avares de paroles, les experts en relations internationales du XXe siècle lui préfèrent les vertus de l’écrit. Véritables érudits, nombre d’entre eux rappellent la curiosité universelle et les connaissances encyclopédiques devenues proverbiales de Pic de la Mirandole. On pense immédiatement à Fernand Braudel, Marc Bloch, Raymond Aron, Pierre Renouvin, Lucien Febvre, Jean-Baptiste Duroselle… Du côté des médias (journaux, radio et télévision), quelques noms font référence. Pour ne pas les froisser, nous n’en citerons aucun. Quant aux historiens, ils sont tenus d’attendre la publication des archives (50 ans sauf exception) pour décrypter les correspondances officielles, tenter de mettre en évidence les mouvements de fond qui traversent les relations internationales et imaginer des théories conceptualisant, au plus près de la réalité, les évolutions de l’Histoire sur le temps long, leur outil de référence.

S’agissant des diplomates, leur règle est silence et discrétion. Il faut attendre l’âge de la retraite pour que certains se livrent au travers de mémoires sur les problématiques auxquels ils ont été confrontés. Seule exception à la règle, les diplomates écrivains (Paul Claudel, Jean Giraudoux, Saint-John Perse, Paul Morand, Romain Gary…) qui bénéficient d’un privilège exorbitant du droit commun, l’écriture. Mais, leurs ouvrages traitent rarement de l’actualité internationale. Le commentaire de l’actualité est la chasse gardée de leurs mandants, les hommes politiques : chef de l’État et ministre des Affaires étrangères qui sont les interlocuteurs privilégiés des médias. Les diplomates ne s’en portent que mieux. On l’aura compris, les authentiques experts travaillent sur le temps long, sur la dimension stratégique des relations internationales avec un minimum de recul sur l’évènement, à l’abri de la tyrannie des passions et de l’immédiateté.

Au temps du savoir-faire diplomatique et géopolitique succède lentement mais sûrement celui du faire-savoir.

LE XXIE SIÈCLE: LE MONDE DES IGNORANTS QUI NE PENSENT PAS MAIS QUI PARLENT

Face à un monde de plus en plus complexe et de plus en plus imprévisible, c’est désormais vers de faux-experts que l’on se tourne pour l’éclairer.

Le monde compliqué : la dictature du simplisme

Comme dans les contes de fée et dans les films hollywoodiens, le Bien finit par l’emporter sur le Mal avec la chute du Mur de Berlin et l’effacement de l’ours rouge. D’un seul clic de souris d’ordinateur, les « toutologues » (chercheurs des think tanks et perroquets à carte de presse rejoints par une majorité d’hommes politiques) annoncent, urbi et orbi et sans l’ombre d’une réserve intellectuelle de bon aloi dans les périodes de transition, l’émergence d’un monde multipolaire caractérisé par la fin de l’histoire, la fin de la géographie, l’abolition des frontières, l’imposition de la démocratie sur l’ensemble du globe y compris par les armes, les bienfaits de l’économie de marché mondialisée sur la terre, le primat de la finance sur le politique, le droit au bonheur pour tous… En un mot, une variante du monde des Bisounours ou une version actualisée d’«embrassons-nous Folleville » de Feydeau !

Mais, l’histoire en décide malheureusement autrement. Au monde multipolaire succède aussitôt un moment unipolaire promptement effacé aussi rapidement par un monde « apolaire » (Laurent Fabius). Tout le monde y perd son latin. La simplicité des analyses s’efface devant la complexité du monde de ce début du XXIe siècle. « Le monde tourne tellement en rond dans des problématiques à courte vue qu’il est bon d’en revenir aux bases, aux énergies premières, notamment en ce qui concerne l’Europe, une des rares idées politiques d’envergure qui existent, actuellement, à l’ époque de la faillite des illusions et de la confusion culturelle ». Nos brillants hommes politiques sont désormais cantonnés au rôle peu glorieux de commentateurs à chaud d’une actualité sur laquelle ils n’ont aucune vision stratégique globale et donc pas la moindre prise comme le démontrent amplement, à titre d’exemples révélateurs, les « révolutions arabes » ou le « brexit » qui surprennent tout le monde.

Le primat des « toutologues »: les Pic de la Mirandole des temps modernes

Dans un temps où la perception compte autant que la réalité, les experts auto-désignés, les madame Irma de la clairvoyance rétrospective, les « toutologues » sont légions sur les plateaux des télévisions d’information en continue, dans les colonnes des quotidiens de référence. Leurs réponses aux problèmes les plus ardus (« révolutions arabes », terrorisme, crise de l’Europe, de la mondialisation…) s’en tiennent à la surface des choses et se résument le plus souvent à des polémiques lapidaires. Leurs réactions se caractérisent par un manque de lucidité sur les racines des phénomènes, une candeur rafraichissante, un angélisme bon teint sur l’état du monde. Chez les « toutologues », « le mot orgueil a une saveur neuve. C’est le seul péché capital qui se soit introduit dans la langue française, et dans pas mal d’autres aussi, sans passer par le latin ou le grec ». Un mot, un slogan a raison par lui-même sans que sa signification intervienne. Les « toutologues » tiennent le haut du pavé, le crachoir sur les plateaux de télévision, la plume dans les médias « mainstream ».

Par leur omniprésence médiatique, leur omniscience innée, leur omnipotence assumée, ces faiseurs d’opinion écrasent les experts. Face au dérèglement du système international qui agglomère des crises et ne cesse de muter, la réponse doit être d’une extrême humilité. Il n’en en rien ! Ils s’en tiennent à une rhétorique reprenant la doxa officielle. « Tout cela ressemble à une utopie. Pourtant, ce n’en est pas une ». Facteur aggravant, ce sont toujours les mêmes ignares auxquels on fait appel, qui se contentent d’aligner des truismes. Ces « intellectuels médiatiques » sont capables de parler de tout sans être spécialistes de rien. Ils maîtrisent fort bien les règles de ces hauts lieux de visibilité que sont les radios, les télévisions et les réseaux sociaux. Le nouveau mantra de ces « experts en expertologie » est « ça n’arrivera pas » (Cf. leurs pronostics sur le « Brexit »). Sans parler des « polémistes » qui se caractérisent par leur style pamphlétaire, qui parlent vite, pratiquent l’invective et l’amalgame, assènent des jugements à l’emporte-pièce avec l’assurance des ignorants.

RETOUR SUR LE PASSÉ

« La parole est d’argent et le silence est d’or » est une maxime qui est de plus en plus perdue de vue de nos jours dans ce monde médiatique du XXIe siècle caractérisée par la culture du manichéisme, du mensonge et du virtuel. « Toute notre société est faite pour annihiler les efforts séculaires que la civilisation a déployés afin de permettre à l’esprit humain de dominer ses émotions et d’accéder à l’universel grâce à la raison. D’où la tyrannie de l’image, qui proclame le bien-fondé de toutes émotions, à commencer par les plus basses… qui applique son miroir déformant à toues réalité… ». Combien d’erreurs, de drames faudra-t-il pour en finir avec cette dérive qui s’apparente à l’extinction des Lumières ? Comment y parvenir ?

La réponse ne relève pas de la politique politicienne mais d’une réforme intellectuelle et morale tant il s’est trouvé de bons esprits pour adhérer à ce dérèglement de tous les sens. Aujourd’hui, les plus hauts personnages de l’Etat parviennent parfois à la conclusion que la communication, c’est quand on a des choses à dire et que le silence médiatique a parfois des vertus insoupçonnées. Mais c’est si rare. « Il y a des moments historiques où les hommes d’État ne sont pas faits pour suivre l’opinion. Ils sont là pour la guider ». Ce n’est malheureusement pas encore pour demain qu’est prévue la fin de ce mal du siècle qu’est la tyrannie des « toutologues ».


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