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Lundi, 20 Mai 2024

Petits arrangements bruxellois entre amis du bisphénol A

Auteur : Terraeco | Editeur : Walt | Dimanche, 05 Oct. 2014 - 21h10

Qui veut la peau des perturbateurs endocriniens ? Certainement pas le lobby de la chimie, qui tente par tous les moyens de ralentir les travaux de la Commission européenne, chargée de régler leur sort. Plongée dans les coulisses d’un thriller belge, où les héros portent un costume-cravate et une mallette en cuir.

Bye-bye, bisphénol A. D’abord interdit dans les biberons, bientôt retiré des contenants alimentaires, le produit chimique le plus célèbre des années 2000 semble en voie de disparition. Mais quid du bisphénol A dans les lunettes ou la coque des smartphones ? Et des phtalates, des PBDE et des PFOA, ces substances dont le nom fait postillonner ? Tapis dans les objets de consommation, embusqués dans votre goûter, aspergés sur les cultures, ils sont nombreux, dans la grande famille des perturbateurs endocriniens : environ 800. Sans doute plus. Aucune loi globale, pourtant, ne les encadre. Mais en 2009, les députés européens décident de combler ce vide. Ils donnent quatre ans à la Commission européenne pour s’équiper d’une réglementation spécifique et s’entendre sur les mots : qu’est-ce qu’un perturbateur endocrinien ? Objectif : rédiger une définition. Deadline : décembre 2013. C’est le top départ d’une longue bataille d’influence dans les couloirs de la Commission.

Portrait-robot des suspects

A Bruxelles, où les ministères s’appellent « directions générales », la DG Environnement doit établir une liste de critères scientifiques qui permettront de dresser le portrait-robot des suspects. Pour Bjorn Hansen, chef de l’unité « produits chimiques, biocides et nanomatériaux », il s’agit « d’extraire des connaissances scientifiques les éléments nécessaires à la mise au point de ces critères ». En 2010, un rapport est commandée à une équipe de l’université anglaise de Brunel, dirigée par Andreas Kortenkamp, professeur de toxicologie, une sommité dans le domaine. Publié au début de l’année 2012, le rapport Kortenkamp explore les impacts démontrés sur les animaux sauvages et les effets soupçonnés chez l’homme.

Parce que les perturbateurs endocriniens interagissent avec le système hormonal, les plus vulnérables sont les fœtus humains, façonnés par le jeu des hormones lors des neuf mois de grossesse. Des variations imprévues peuvent semer la mauvaise graine d’affections qui se manifesteront à la naissance – des malformations du pénis, par exemple – ou des décennies plus tard. Infertilité, cancer du sein ou de la prostate, obésité, diabète, troubles du développement : la liste est longue, très longue. « Il existe vraiment un très large consensus sur le fait que ces produits chimiques sont dangereux et nécessitent une approche spécifique en matière de réglementation », conclut Andreas Kortenkamp. Pour Bjorn Hansen, les bases scientifiques sont donc « suffisamment solides pour pouvoir élaborer des politiques publiques ». Mais elles ont le tort de menacer des intérêts colossaux.

Un vieux goût de tabac

Très vite, une première attaque paraît dans une revue scientifique. Elle reproche au rapport Kortenkamp son manque d’exhaustivité et des faiblesses méthodologiques. Elle est en fait financée par l’American Chemistry Council, le lobby américain de la chimie. L’industrie européenne a commandité une autre critique du rapport à Exponent, un cabinet de lobbying scientifique connu pour avoir défendu l’industrie du tabac contre les mesures de santé publique. Ce choix n’est pas un hasard. Créer une pseudo-controverse et attaquer la science indépendante quand elle risque de nuire au libre commerce, David Gee reconnaît ce script de très loin. « Des mémos explicites de l’industrie du tabac dans les années 1950 disaient : “ Si nous semons le doute dans l’esprit du public et des décideurs, nous pourrons protéger notre produit, la cigarette, pendant deux ou trois décennies ” », raconte cet ancien conseiller à l’Agence européenne pour l’environnement. Boîte à outils pour empêcher, retarder ou diluer la réglementation, cette stratégie de « manufacture du doute » est aujourd’hui bien documentée. Pourtant, elle fonctionne toujours. Ou presque.

Pressions et mauvais coups

Car la DG Environnement maintient son cap. Résolue à respecter le principe de précaution inscrit dans les textes européens, elle esquive les tentatives d’influence de l’industrie et les mauvais coups joués par ses collègues dans les autres services de la Commission. Sans parler de la pression de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, qui défendent les mêmes critères que l’industrie.

Les mois passent et elle ne plie toujours pas. L’industrie fulmine. La Commission l’a habituée à plus de complaisance. De rendez-vous formels en pince-fesses sponsorisés, entre 20 000 et 30 000 lobbyistes tissent leur influence dans la « bulle bruxelloise ». Avec sa petite armée de 150 employés, le Conseil européen de l’industrie chimique (Cefic) dépense près de 6 millions d’euros par an en lobbying. « L’industrie chimique a cette chance d’avoir suffisamment de moyens pour pouvoir démarcher absolument tout le monde : leurs ennemis, leurs alliés, et les indécis. Alors que les ONG, elles, n’ont les moyens que de se focaliser sur les indécis », décrypte Martin Pigeon, chercheur et militant à Corporate Europe Observatory (CEO), une association spécialisée dans l’influence des lobbys.

Le Cefic peut aussi compter sur ses camarades des pesticides – dont le lobby s’appelle l’Association européenne pour la protection des cultures (ECPA) –, qui seront particulièrement touchés par les critères. Côté ONG, une douzaine de personnes à tout casser suivent le dossier, selon Lisette van Vliet, conseillère en politiques publiques à l’ONG Health and Environment Alliance (Heal). « On est dans un rapport de forces où les intérêts publics et l’intérêt général sont en minorité. Et donc perdent, en général », précise Martin Pigeon.

A la fin du mois de mai 2013, la proposition de la DG Environnement est prête. Elle ne contient aucun des desiderata de l’industrie. Le 7 juin à 9 h 30, une matinée de réunion commence : toutes les DG de la Commission sont invitées à commenter le texte. A l’heure du déjeuner, la réunion se clôt sur un âpre désaccord. A 14 h 04, un e-mail fait tinter l’ordinateur de Marianne Klingbeil (ce courrier est reproduit pour la première fois à la fin de cet article). Cette fonctionnaire inconnue du grand public est l’une des secrétaires générales adjointes de la Commission. Or, le secrétariat général, c’est le sommet de la hiérarchie, celui qui détermine les priorités, qui tranche, qui décide de l’agenda. De tout. Ce message électronique est écrit par Bayer, multinationale allemande du médicament, des pesticides et des produits chimiques – dont le bisphénol A. 53 600 employés en Europe. Marianne Klingbeil est allemande. Bayer a écrit en allemand : « Nous vous demandons de vous prononcer en faveur de la mise en œuvre d’une étude d’impact. »

Déluge d’e-mails

D’une étude d’impact, il n’en a pourtant jamais été question. Ce type de travail consiste à évaluer les conséquences, positives ou négatives, d’une réglementation. Sauf qu’« il est beaucoup plus facile de chiffrer les coûts d’une réglementation que de chiffrer le bénéfice que cela représente pour la société de ne pas avoir de problèmes de fertilité pendant quarante ou cinquante ans », ironise David Gee. Pour Lisette van Vliet, « si on voulait retarder ou saboter l’impact des critères, ce serait une bonne manière de s’y prendre… ». Souvent favorables à l’économie, les études d’impact prennent un an. Au bas mot.

Avec un déluge d’e-mails, l’industrie se déploie sur les fronts où les interlocuteurs sont plus attentifs à ses récriminations. En particulier à la DG Santé et Consommateurs, qui porte moins bien son nom que la DG Entreprises ou la DG Agriculture. Si la chimie joue dans le registre classique du chantage économique, l’industrie des pesticides agite, elle, la menace d’un effondrement des rendements agricoles. Partout, les deux chantent le couplet de l’étude d’impact. Car bien souvent, le lobbying consiste à asséner le même discours.

Le 4 juillet, au beau milieu de cette offensive, une revue scientifique de toxicologie publie un éditorial qui attaque la DG Environnement et son approche de précaution, « sans base scientifique ». Il reflète une position proche de celle de l’industrie. En pièce jointe au texte, une lettre envoyée à Anne Glover, la conseillère scientifique principale du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso. Si l’article est signé par 18 scientifiques, la lettre, elle, a recueilli 56 signatures. Elle date du 17 juin. La coïncidence est trop grosse pour en être une. Anne Glover réagit au quart de tour. Elle écrit au directeur de la DG Environnement (ce courrier est reproduit pour la première fois à la fin de cet article). Réclame des explications. Insinue que le travail a été bâclé. Fait remonter l’information. La deadline de décembre 2013 n’est pas respectée.

Le b.a.-ba du lobbying, dit-on, c’est de s’adresser à la bonne personne, au bon moment et avec le bon message. « J’ignore si elle a été orchestrée par l’industrie, dit Axel Singhofen, conseiller santé et environnement pour le Groupe des Verts / Alliance Libre au Parlement européen, mais cette initiative est si inhabituelle qu’on ne peut que s’interroger sur la crédibilité de ces scientifiques. »

Festival de conflits d’intérêt

Personne ou presque, dans ce curieux bataillon, ne travaille sur les perturbateurs endocriniens. Sur les 18 éditorialistes, 17 sont liés à l’industrie par des contrats de consultant ou de financement de recherches. Chimie, pesticides, biotechnologies, cosmétiques : à l’exception, remarquable, d’une poignée de vétérans de l’industrie du tabac, des secteurs touchés par la future réglementation. Du côté des signataires de la lettre à Anne Glover, ce sont 33 des 56 scientifiques qui ont des liens avec l’industrie. Un joli festival de conflits d’intérêts révélé par une enquête du site Internet d’information américain Environmental Health News.

« A ce que je sache, l’ECPA n’a rien à voir avec cet éditorial », jure Jean-Charles Bocquet, directeur général du lobby européen des pesticides. Téléguidée ou pas, l’opération « éditorial + lettre » pèse d’un poids certain dans la balance. Et fournit même une excuse en or à la Commission. Car sa numéro 2, la secrétaire générale Catherine Day, a déjà tranché en faveur d’une étude d’impact, d’après une note interne datée du 2 juillet (cette note est reproduite pour la première fois à la fin de cet article). Restait à légitimer auprès du Parlement ce revirement brutal. Ce sera chose faite au mois de mars 2014. Alors que le processus est ensablé depuis plus de neuf mois, les services de la Commission se servent du « vif débat » qui a « pris de l’ampleur l’été dernier au sein de la communauté scientifique » pour justifier le retard. Générations futures, merci de bien vouloir patienter. —

La Suède met la commission sous pression

Le 17 juin 2014, la Commission européenne a fini par publier sa « feuille de route » sur les perturbateurs endocriniens. Au programme : lancement d’une consultation publique, puis étude d’impact. Quelques jours auparavant, la France avait fait pression pour que la question soit inscrite à l’agenda. Elle a pu bénéficier du soutien du Danemark, de l’Autriche, de la Belgique et de la Pologne, mais aussi et surtout de la Suède. Très remonté sur la question, le pays a initié des poursuites contre la Commission pour son retard et son inaction. —


- Source : Terraeco

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