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Julian Assange et le triste sort du journalisme

Auteur : Lawrence Davidson | Editeur : Walt | Mardi, 04 Sept. 2018 - 15h17

Julian Assange est le fondateur australien de WikiLeaks, un site web consacré au droit du public de savoir ce que font les gouvernements et les autres organes du pouvoir. WikiLeaks poursuit cet objectif en publiant des documents révélateurs, souvent obtenus par des canaux officieux, qui mettent en lumière le comportement criminel qui entraîne des guerres et d’autres catastrophes d’origine humaine. Parce que l’existence même de WikiLeaks encourage les « fuites », les gouvernements craignent le site ouèbe, et ont une détestation particulière pour Julian Assange.

WikiLeaks  fonctionne essentiellement comme un fournisseur de preuves en gros. Ayant identifié des allégations d’inconduite officielle, WikiLeaks  cherche à acquérir et à rendre publiques des quantités écrasantes de preuves – parfois des centaines de milliers de documents à la fois- que les journalistes et autres parties intéressées peuvent utiliser. Et puisque les personnes et les organisations faisant l’objet de l’enquête sont responsables en dernier ressort devant le public, un tel rôle en tant que grossiste en information peut être considéré comme un service public.

Hélas, la plupart des gouvernements ne voient pas les choses comme ça. Ils affirment que la gouvernance ne peut réussir que si certains aspects de son action sont tenus secrets. Le fait que cela les exonère de toute obligation de rendre des comptes est jugé sans importance. On part du principe que la plupart des citoyens font simplement confiance à leurs gouvernants pour agir dans leur intérêt, même quand ils agissent clandestinement. Historiquement, une telle confiance est dangereusement naïve. Souvent, les fonctionnaires des gouvernements, même  démocratiques, ne ressentent aucune obligation envers leurs citoyens en général, mais seulement envers des intérêts particuliers.

Cela s’explique en partie par le fait que les grandes institutions bureaucratiques, quelle que soit leur durée, ont tendance à devenir des institutions autonomes, c’est-à-dire des institutions qui ont leur propre culture d’auto-référence et dont la loyauté l’emporte sur toute responsabilité envers des groupes extérieurs autres que ceux qui ont des intérêts particuliers partagés par ces institutions. En d’autres termes, les institutions/bureaucraties de longue durée mènent leur vie propre

Il n’est donc pas surprenant que de nombreux gouvernements considèrent WikiLeaks comme une menace pour le bien-être institutionnel. Ainsi, dans le but d’estropier WikiLeaks  et de se venger d’Assange, les USA et le Royaume-Uni, avec la coopération de la Suède, ont d’abord cherché à piéger Assange (2010) pour agression sexuelle. Ceci ayant échoué, Assange a profité de sa libération sous caution au Royaume-Uni pour essayer d’éviter l’arrestation et la déportation vers les USA, où il serait certainement jugé pour avoir révélé des secrets. Il s’est enfui à l’ambassade de l’Équateur à Londres (2012), où il a obtenu l’asile. Au moment d’écrire ces lignes, il est toujours là. Cependant, un récent changement de gouvernement à Quito a conduit à des discussions entre l’Équateur et le Royaume-Uni qui pourraient bien conduire à l’expulsion d’Assange de l’ambassade.

Les idéaux du journalisme

Une partie de la colère au sujet du sort d’Assange a été dirigée contre la profession journalistique qu’il a cherché à servir. Après tout, Assange a ardemment soutenu les notions de liberté d’expression et de presse et de droit du public à l’information. Néanmoins, comme l’a fait remarquer le documentariste John Pilger, un partisan d’Assange, « il n’y a eu aucune pression[en faveur d’Assange] de la part des médias aux USA, en Grande-Bretagne, en Australie ou à peu près n’importe où ailleurs, sauf dans les programmes[de médias]…. en dehors du courant dominant. …. La persécution de cet homme a été quelque chose qui devrait horrifier tous les libres-penseurs. » Il a tout à fait raison. Malheureusement, il n’y a jamais eu beaucoup de courageux libres-penseurs, alors personne ne devrait être surpris des sombres perspectives d’Assange.

Cela fait ressortir la différence entre les idéaux de la profession journalistique et la réalité dans laquelle elle opère. Il existe un modèle de journalisme qui le présente comme un pilier de la démocratie. Le journaliste est une personne coriace et persévérante qui déterre les faits, pose des questions difficiles et explique la vérité à ses lecteurs/téléspectateurs. Peu semblent avoir remarqué que, dans la mesure où cette image est exacte, le modèle idéal a aliéné les lecteurs/téléviseurs qui ne peuvent pas faire la différence entre « la vérité » et leurs propres opinions. Récemment, cette aliénation a ouvert toute l’industrie des médias à l’accusation qu’elle est réellement « l’ennemi du peuple » parce qu’elle vend des « fausses nouvelles », c’est-à-dire des nouvelles qui démentent les opinions des uns ou des autres.

Pour que le journaliste idéaliste corresponde aux attentes réelles du public, les rédacteurs en chef exercent des pressions sur les travailleurs des médias pour qu’ils compromettent leurs idéaux professionnels. Le résultat est le plus souvent des comptes-rendus manipulés visant à s’ajuster au point de vue particulier du public cible de l’opération médiatique en question. Ainsi, il est tout simplement faux de penser qu’en moyenne, ceux qui enquêtent, font de la recherche, écrivent des choses et font des reportages dans les divers médias sont plus courageux ou, en fin de compte, plus à cheval sur des principes que le reste de la population. Comme Julien Benda nous l’a montré dans son livre La trahison des clercs de 1928, alors qu’il incombe en fait à ceux qui font des recherches et des comptes-rendus de rester indépendants des idéologies et des préjugés de leur communauté et de leur gouvernement, la vérité est que la plupart du temps, ces personnes finissent par servir le pouvoir. C’est particulièrement le cas lorsqu’il y a une atmosphère de ferveur patriotique, ou simplement des pressions de sources qui peuvent nuire à la carrière d’une personne. À ce moment-là, vous constaterez que la bravoure existe, mais c’est l’exception et non la règle – et le plus souvent, les braves se retrouvent tout seuls.

C’est ce qui se passe dans le cas de Julian Assange. De nombreux organes d’information usaméricains sont disposés à utiliser sélectivement les preuves documentées mises à disposition par WikiLeaks . Pour ce faire, il faut s’inspirer de ce que le site ouèbe a mis dans le domaine public. Mais ils ne se lèveront pas pour défendre publiquement le « lanceur d’alerte » qui rend l’information publique. J’imagine que les éditeurs, les rédacteurs en chef et les magnats des médias, et la grande majorité de ceux qu’ils emploient, n’ont tout simplement pas le courage d’appuyer la personne qui enfreint une loi ou un règlement sans principes conçus pour faire le silence sur les crimes et l’hypocrisie du pouvoir.

Un problème commun

Les USA ne sont certainement pas le seul pays confronté à ce dilemme. D’une manière ou d’une autre, c’est un problème commun à tous les pays qui prétendent avoir une presse libre. Par exemple, un problème similaire existe depuis longtemps en Israël. On y trouve toute un groupe ethnique dont les journalistes sont exposés à la persécution.

Prenons le cas d’Omar Nazzal, membre du conseil d’administration du Syndicat des journalistes palestiniens. Dans un reportage du 10 août 2016 paru sur le blog en ligne +972, intitulé « Les journalistes israéliens se taisent alors que leurs collègues palestiniens sont emprisonnés », on apprend que Nazzal a été arrêté par les forces israéliennes en avril 2016, sans inculpation. Comme Assange, il y a eu une tentative, après coup, de prétendre que Nazzal était un criminel. Le Shin Bet, l’une de ces forces de sécurité israéliennes que seuls les naïfs ou les vénaux prennent pour argent comptant, prétend qu’il est membre du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), qu’ils considèrent comme une organisation terroriste. Aucune preuve de cette accusation n’a été présentée publiquement (le Shin Bet prétend que la « preuve » est secrète) et Nazzal nie toute affiliation. Il s’avère que la véritable raison pour laquelle il a été arrêté ressemble quelque peu à l’activité d’Assange. Au moment de son arrestation, Nazzal se rendait à Sarajevo pour une réunion de la Fédération européenne des journalistes. Sans auun doute, les Israéliens ne voulaient pas qu’il raconte des histoires vraies, vérifiables, à une organisation de journalistes européens. La plupart des journalistes juifs israéliens, comme leurs homologues usaméricains, gardent le silence. Il en va de même pour leurs publics respectifs.

On peut se demander à quel point « le public » veut sérieusement un média qui lui dise « la vérité ». La chaîne d’information câblée la plus regardée aux USA est Fox News, un allié médiatique de Donald Trump qui n’a aucun intérêt démontrable pour les faits objectifs. Il est plus probable que les USAméricains (et d’autres) choisissent leurs organes d’information en fonction de celui qui leur dit le plus souvent ce qu’ils veulent entendre – en d’autres termes, la recherche d’un reportage « exact » est en réalité motivée par un désir de partialité confirmant leurs croyances.

Dans ces circonstances, il est facile de comprendre pourquoi une industrie des médias à but lucratif n’a pas besoin d’être redevable aux citoyens en général ou de respecter un quelconque idéal de fournir des nouvelles basées sur des faits. Cette situation met dans une mauvaise position les diseurs de vérité comme Assange et, dans le cas d’Israël, Omar Nazzal. Ils auront des défenseurs, mais qui seront à l’extérieur du courant dominant – parce que la vérité elle-même est aussi hors du courant dominant. C’est leur malheur, et le nôtre.

Traduit par Jacques Boutard


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