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La grenade GM2L «ne projette aucun éclat vulnérant», vraiment ?

Auteur : Antoine Boitel | Editeur : Walt | Mercredi, 26 Févr. 2020 - 07h00

Après que plusieurs de ses journalistes ont été blessés sur le terrain par la grenade GM2L, RT France a voulu en savoir plus sur cette arme des forces de l'ordre. Journalistes, manifestants, ONG, policiers, médecin, fabricant d'armes : ils racontent.

«Lors de son fonctionnement, la grenade GM2 Lacrymogène libère instantanément un nuage de CS pulvérulent couvert par un fort effet sonore déstabilisant les manifestants. [...] Les matériaux employés pour la fabrication de cette grenade (plastique polyéthylène élastomère) permettent de ne générer aucun éclat lors de son fonctionnement» : c'est ainsi que la grenade GM2L est décrite dans une plaquette du fabricant SAE (pour Société d'armement et d'études) Alsetex.

Si ces caractéristiques paraissent bien avisées sur le papier, force est de constater que depuis que cette grenade a été plus massivement utilisée – notamment lors de l'opération de maintien de l'ordre visant la manifestation des pompiers du 28 janvier 2020 – de nouvelles blessures sont apparues dans les manifestations.

RT France, dont plusieurs journalistes ont été blessés par différents effets de cette grenade ce jour-là, a voulu collecter les témoignages autour de cette arme en dressant un panorama à 360° : blessés, membres des forces de l'ordre et fabricants.

Les réponses qui ont été apportées à nos questions tendent à démontrer que cette arme – qui était déjà en dotation au sein des forces de sécurité intérieure avant l'annonce du retrait de la GLI-F4 par Christophe Castaner le 26 janvier 2020 – risque d'occasionner de nouvelles blessures à l'avenir si elle devait être utilisée de façon aussi intensive que la GLI-F4 l'a été par le passé en manifestation.

Parmi les personnes blessées, RT France a contacté le photographe de presse Mohammed Taha, touché à la jambe lors de cette violente confrontation entre pompiers et forces de l'ordre à Paris au mois de janvier. Un objet métallique enveloppé dans une matière plastique est venu se ficher dans la jambe du journaliste lors de l'explosion d'une grenade ce jour-là. La blessure lui a valu trois semaines d'interruption temporaire de travail. L'objet en question ressemble très fortement à une pièce qui compose la grenade GM2L du fabricant français Alsetex.

En l'occurrence, il s'agirait de la «composition retard pour initier le réservoir au sol» [14 sur le plan de coupe], une pièce métallique donc, emballée dans un «bouchon porte retard» [11 sur le plan de coupe] en matière souple polymère qui n'apparaît pas sur l'imagerie médicale ci-dessus, mais qui était également bien présente dans la jambe de Mohammed Taha.

Le photographe indépendant a d'ailleurs pris un cliché de l'objet qu'il nous a transmis.

Celui-ci estime qu'il se trouvait à moins de deux mètres de la grenade lorsqu'elle a explosé. Il se dit qu'il a eu de la chance : «J'avais un casque qui me recouvrait les oreilles et j'étais debout sur un banc [pour prendre des images]. La grenade a explosé sur la chaussée, alors il faut aussi ajouter la hauteur du trottoir, donc l'éclat est arrivé assez haut en fait !» On ne peut, en effet, qu'imaginer où l'objet aurait impacté le corps du photographe s'il n'avait pas été juché en hauteur : environ au niveau du bas de l'abdomen, à un mètre au-dessus du sol.

Il relate : «J’ai senti un truc dans ma jambe, comme un coup. C’est pas la première fois que ça m’arrive de me prendre des trucs, mais j’ai senti que j’avais mal et quelques secondes plus tard, j’ai vu ma jambe en sang, mon pantalon mouillé, mes chaussures aussi...» Comme pour chaque témoignage collecté dans cette enquête, Mohammed Taha loue sa chance : «Heureusement, aucun nerf n'a été touché».

Il a été prescrit à Mohammed Taha une interruption de travail de trois semaines. Nous l'avons interrogé quelques semaines après sa blessure : «Je peux marcher actuellement mais pas travailler et j'aurai du mal à retourner sur le terrain tant que j'aurai les fils sur la plaie.» Le photographe demeure étonné des conditions dans lesquelles il a été blessé : «Je ne savais pas qu’ils allaient utiliser cette grenade, c'était un maintien de l'ordre contre des pompiers ! En plus l'irritation de la GM2L est vraiment très forte, j'en ai toussé jusqu'au sang et après ça te fait vomir en fait ! Cela ne m'était jamais arrivé avant. Elle est extrêmement dangereuse cette grenade, il faudrait y réfléchir...»

Le 28 janvier, un autre journaliste était blessé : Fabien Rives, reporter de l'équipe web de RT France qui était à ce moment-là en plein live Facebook. Il s'en est sorti avec seulement une légère blessure à l'entrejambe après que le même type de bouchon qui a impacté durement Mohammed Taha a tout simplement traversé son pantalon. Voici une photographie de l'objet en question.

Cette pièce a-t-elle été projetée directement par la grenade lors de l'explosion ou bien une explosion de GM2L a-t-elle projeté le bouchon alors qu'il se trouvait déjà au sol ? Difficile de trancher, mais dans tous les cas, plusieurs journalistes et manifestants ont déjà été impactés de cette même façon depuis le début de l'année.

C'est aussi le cas d'une manifestante Gilet jaune interrogée par RT France et qui a été blessée à la jambe le 11 janvier 2020 à Nantes au cours d'une manifestation. Laurence [prénom modifié] a 38 ans et c'était sa première visite dans la capitale de la Loire-Atlantique. Mais rapidement, elle a été touchée : «C’était la première fois que j’allais à Nantes... J’ai juste eu le temps de voir le château des ducs de Bretagne et le CHU !»

Au micro de RT France, Laurence décrit ainsi ce qui lui est arrivé : «C'était une manifestation non-déclarée et les forces de l'ordre cherchaient à nous nasser alors que ce n'était pas violent du tout à ce moment-là. Il y avait quelques black blocs, mais pas de casse. Moi, je ne vais jamais en tête de cortège de toute façon, donc je m'attendais éventuellement à me retrouver en garde à vue, mais sûrement pas à être blessée comme ça ! Mais ce qu'il s'est passé, c'est qu'ils nous ont compressés, donc on s'est retrouvés à proximité de la tête du cortège... Devant, il y avait beaucoup de gaz et derrière, on avait les canons à eau de la police, on était bloqués».

C'est à cet instant que tout dérape pour Laurence : «Ils ont envoyé les grenades, j'ai senti un coup dans mon mollet droit, je me suis agrippée à mon mari et je lui ai dit "je suis touchée", pendant qu'il me mettait à l'écart, il m'a répondu "je sais, ne regarde surtout pas ta jambe"».

Problème pour la Gilet jaune, le nuage de gaz à ce moment de l'opération est si épais que les secouristes bénévoles peinent à intervenir : «On a dû me relever pour me mettre dans une rue adjacente».

Le même type d'objet qui impactera quelques jours plus tard les deux autres blessés ci-dessus vient de frapper la jambe de Laurence et a bien failli traverser son mollet de part en part : «Le déclencheur m'a traversé tout le mollet, on voyait la tête de l'objet qui dépassait de l'autre côté. J'ai eu cinq points de suture de côté de ma jambe pour le sortir».

Dans un premier temps, à des fins d'enquête, le personnel médical a refusé de lui confier le bouchon de la grenade qui l'avait impactée. Puis, elle a pu tenir une éprouvette qui contenait l'objet en salle de réveil, juste le temps de le photographier (voir image ci-dessous).

Depuis son passage au CHU de Nantes, cet éclat a été récupéré par un officier de police judiciaire et Laurence a pu porter plainte contre X, la semaine suivant sa blessure.

Le gendarme qui a enregistré sa plainte a d'ailleurs souligné qu'elle pouvait tout aussi bien concerner le fabricant de la grenade, c'est-à-dire SAE Alsetex s'il s'agit bien d'une GM2L, que l'agent qui l'a jetée. En l'occurrence, Laurence n'a pas de doute sur la qualification de l'arme : «Mon mari, qui a été très marqué par ma blessure, m'a dit qu'il avait senti sa cage thoracique vibrer au moment de l'explosion et il a encore des acouphènes par moment...»

Presque deux mois après cet événement traumatique, Laurence s'amuse presque de sa blessure et se sent soulagée qu'elle ait été moins grave que celle des personnes qui ont perdu un œil ou une main, même si elle a tout de même eu une ITT de quatre semaines. Elle précise : «Je m’en tire avec deux belles cicatrices et je vais retrouver ma mobilité normalement. Je peux être contente de ce qui m’arrive. Mais j'ai dû retourner au travail avant, parce que, financièrement, je n'ai pas le choix ! A la fin du mois, nous, on mange des pâtes».

Elle ajoute encore : «Pour une femme, d’avoir des cicatrices sur les jambes ce n’est pas anodin, il faut accepter la cicatrice. C’est une blessure de guerre, clairement. Mais on m'a dit que d’ici deux ans je pourrai faire un tatouage, alors je mettrai la date dessus. Je ne pensais jamais me trouver dans cette situation, mais je ne suis pas plus énervée que cela après les forces de l’ordre, je n’ai pas de haine envers eux. Par contre, il faut y retourner, ça ne me fera pas rentrer chez moi».

Interrogée sur l'opération des forces de sécurité intérieure déployée face aux Gilets jaunes et aux membres des black blocs le 11 janvier à Nantes, Laurence estime en tout cas que la GM2L a été utilisée de façon offensive ce jour-là.

Les conditions d'emploi de cette grenade, et des autres, ne correspondent pourtant pas à la situation telle que l'a décrite la manifestante Gilet jaune blessée. Selon un document du ministère de l'Intérieur précisant les conditions d'emploi de la GM2L, que RT France s'est procuré, il est expliqué aux policiers et aux gendarmes que «la grenade assourdissante et lacrymogène GM2L peut être employée : dans des situations où l'utilisation des armes à feu létales est légalement justifié [et] dans des situations intermédiaires pour lesquelles cette AFI [arme de force intermédiaire] est un moyen de répondre de manière nécessaire et proportionnée, alors que le recours à l'arme à feu létale n'est pas justifié».

Dans la description de cette arme classée A2 dans le code de la sécurité intérieure (une classe dans laquelle on retrouve également des armes de guerre telles que les canons et les obusiers), il est également assuré aux utilisateurs qu'«elle ne projette aucun éclat vulnérant»... Compte tenu des récentes blessures, il s'agit d'un point qui pourrait être mis en doute.

Le cadre juridique de son emploi est pourtant précisé dans ce document destiné aux forces de l'ordre : «L'usage d'une GM2L [...] constitue un emploi de la force, lequel n'est autorisé que lorsque sont réunies les conditions de nécessité et de proportionnalité requises par la loi, [...] l'emploi de la force doit être proportionné et n'est possible que si les circonstances le rendent absolument nécessaire».

La dispersion de cette manifestation non autorisée des Gilets jaunes nantais correspondait-elle vraiment à l'usage de cette grenade ? C'est aux donneurs d'ordre d'apporter une réponse...

Un formateur de la police pointe plusieurs problèmes

RT France a également contacté le délégué national formation d'Unsa-Police, Thierry Launois. Le responsable syndical a formé de nombreux fonctionnaires au maniement des armes. Questionné à propos de la grenade GM2L, il a soulevé deux points saillants : premièrement, selon le policier, la grenade avait un effet retard trop long au goût de certains agents, car elle explose 1,5 secondes plus tard que la GLI-F4 qu'elle est censée remplacer (même si les deux grenades ont été en dotation pendant une même période). Ce détail fait craindre à certains que ce délai dû à une chaîne pyrotechnique plus longue ne permette à un individu visé de renvoyer la grenade vers les forces de l'ordre.

Deuxièmement, Thierry Launois pointe un problème de matériel et de formation : il reste des stocks de GLI-F4 à écouler qui sont encore utilisés pour les formations à défaut de l'être sur le terrain, mais les policiers qui reçoivent une habilitation pour utiliser la grenade GM2L n'auraient parfois, selon cette même source, jamais vu ladite grenade avant de l'utiliser sur le terrain, car ils ont été formés avec des GLI-F4. Pour lui, les policiers sont aussi formés trop rapidement au maniement de la grenade par manque de temps.

Enfin, Thierry Launois, qui se dit lui-même de «l'ancienne école», estime qu'il faudrait jeter cette grenade en cloche pour qu'elle explose au-dessus des individus visés, de manière à ce que le nuage de gaz CS se propage mieux. Il estime que jeter ce type de grenade au sol est plus dangereux pour les membres inférieurs des individus visés. Mais là encore, la grenade GM2L explosant au bout 5,5 secondes après avoir quitté la main du fonctionnaire, il faut imaginer un lancer énergique pour qu'elle détonne dans les airs et pas au niveau d'une tête, par exemple.

Justifiant le fait que la GLI-F4 n'aurait jamais dû être jetée au sol, à son sens, le syndicaliste rappelle également que cette grenade, contenant de la TNT (contrairement à la GM2L), propageait «une boule de feu d'un mètre de large» à l'explosion et que cela avait pour effet de «brûler le bitume».

Une autre question se pose aussi sur la grenade en elle-même : il était annoncé qu'elle ne présentait pas d'effet de souffle, malgré la détonation importante. Mais selon un entretien accordé par le général Bertrand Cavallier (ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier) au journal traitant des questions de gendarmerie L'Essor en septembre 2018, ce serait bien le cas : «S’agissant de la GM2L, retenons quelques données simples à comprendre. Dès lors qu’une munition produit une forte intensité sonore, celle-ci est associée à un phénomène de souffle, c’est à dire de compression de l’air. Il en ressort des risques de lésions auditives pour ceux qui sont à proximité immédiate de la munition lors de sa détonation/déflagration. Par ailleurs, toute composition pyrotechnique peut causer des lésions cutanées, musculaires, osseuses… Il en de même pour cette nouvelle grenade».

Un autre policier spécialisé dans le maintien de l'ordre, interrogé par RT France au sujet de la GM2L et ses effets, a pour sa part seulement lâché : «Cela promet d'autres blessures. On remplace une grenade par une autre... qui semble avoir aussi pas mal de défauts pour les défenseurs des droits !»

Du point de vue médical, le neurochirurgien Laurent Thinès, interviewé par Le Média le 31 janvier, s'est inquiété des blessures qui pourraient survenir : «[La GM2L est] aussi dangereuse, voire plus dangereuse que la GLI-F4, puisqu'elle contient un explosif pyrotechnique qui est du C4. L’explosif qui est dans la GM2L est 1,6 fois plus puissant que la TNT qui était contenue dans la GLI-F4 et la GM2L contient 48g d’hexocire. […] Ces grenades, quand elles explosent, elles projettent autour des matières plastiques ou métalliques, qui peuvent brûler, se ficher dans le corps. […] Ça peut perforer un tympan, ça peut rendre sourd à vie […] Et de toute façon, ce sont des armes de guerre qui n’ont rien à faire sur notre territoire dans le cadre du maintien de l’ordre et qui mutilent les Français depuis plus de 20 ans».

GM2L : une double-contrainte pour les manifestants ?

A ce sujet et quelques autres, RT France aurait voulu recueillir les explications du concepteur de cette grenade, la société Alsetex du groupe Etienne Lacroix, malheureusement le responsable contacté a opposé un refus catégorique à nos multiples sollicitations : «Je suis en ligne, mais de toute manière je ne répondrai pas à vos questions».

RT France a contacté un concurrent de l'entreprise Alsetex, qui a, quant à lui, souligné que selon la Convention du 10 avril 1981 sur l'interdiction ou la limitation de l'emploi de certaines armes classiques dans les conflits armés, «il est interdit d'employer toute arme dont l'effet principal est de blesser par des éclats qui ne sont pas localisables par rayons X [comme le verre ou le plastique par exemple] dans le corps humain». Cette convention agit comme un accord-cadre et ce protocole 1 a été signé par 104 pays. Ce fabricant de solutions de moyens intermédiaires destinés aux forces de l'ordre contacté par RT France s'étonne du paradoxe ainsi soulevé : la France utiliserait sur son territoire des armes qu'elle n'utiliserait pas dans un conflit armé à l'extérieur ?

Enfin, contactée par RT France, une source qui a souhaité conserver l'anonymat et qui travaille au sein d'une grande organisation non-gouvernementale a soulevé un dernier paradoxe à propos de la GM2L. Selon cette source, la grenade présente deux objectifs antagonistes. Le puissant effet lacrymogène de la grenade vise à disperser un attroupement considéré dangereux, mais cet effet serait contrarié, selon cette organisation, par un autre : la détonation assourdissante qui désoriente les individus visés.

Et la source de s'interroger : comment des individus désorientés peuvent-ils se disperser ? Avant de déplorer : «Ces grenades devraient être utilisées en dernier recours et pas de manière offensive dans le cadre d'un maintien de l'ordre.» L'organisation en question préconise donc de retirer la dotation de ces grenades aux forces de l'ordre et de suspendre l'usage des lanceurs de balles de défense en manifestation.

Photo d'illustration: Le mollet radiographié du photographe Mohammed Taha, blessé dans l'exercice de son travail le 28 janvier à Paris.


- Source : RT (Russie)

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