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Est-il permis de contester le récit officiel sur la Syrie?

Auteur : Samir Saul et Rachad Antonius | Editeur : Walt | Mercredi, 08 Janv. 2020 - 14h14

Le mois dernier, deux conférences portant sur la Syrie avaient été prévues à Montréal, dans le cadre d’une tournée canadienne de Vanessa Beeley. Dès leur annonce, la conférencière a eu droit à des volées d’invectives, d’injures et de calomnies de la part des tenants du récit officiel. La stratégie était claire : salir la personne pour détourner l’attention de son propos, attaquer le messager afin que le message ne soit pas entendu.  La conférence prévue à l’Université de Montréal a été annulée. L’autre a eu lieu le 10 décembre au Centre Saint-Pierre, en dépit des pressions. Elle a fait salle comble.

Beeley est une journaliste d’enquête qui a été sur le terrain en Syrie, et dont la qualité du travail de journalisme indépendant a été reconnue en Angleterre par diverses institutions. Ses liens avec le monde arabe remontent à son enfance : son père, sir Harold Beeley, diplomate et historien arabisant, était ambassadeur au Proche-Orient. Les investigations de Beeley contredisent le récit officiel sur la Syrie. 

Entre autres, elle a remis en question le rôle des Casques blancs, démontrant que cette organisation a été formée en Turquie en 2013 par un officier de l’armée britannique, James le Mesurier. S’appuyant sur des documents officiels, elle a montré que les Casques blancs sont financés surtout par les gouvernements britannique et américain, et qu’ils partagent des locaux et même du personnel dirigeant avec les groupes djihadistes en Syrie. 

Guerres et mensonges

Toute guerre est justifiée par un récit officiel, répété inlassablement. Ensuite la réalité le rattrape, la vérité ressort et le récit tombe en miettes, souvent après coup. Il est alors discrédité, déboulonné et écarté. La guerre contre la Syrie ne fait pas exception : nombre de déformations et de faussetés sont déjà déconsidérées. Qu’on en juge.

La chute du pouvoir syrien était présentée comme imminente en 2011; il est toujours à sa place. Le conflit était censé être confessionnel; il n’en est rien, malgré tous les efforts pour allumer la discorde sectaire. La guerre était décrite comme civile; c’est une guerre nationale contre des interventions étrangères qui ne se sont pas vraiment dissimulées et qui débouchent aujourd’hui sur une occupation américaine ouverte des régions pétrolières. Les miliciens passaient pour des « rebelles modérés »; ce sont des djihadistes pratiquant le terrorisme, avec des milliers d’étrangers parmi eux. Bachar al-Assad était décrit comme impopulaire; il a été réélu en 2014 dans un raz-de-marée. Le comportement électoral des réfugiés syriens au Liban a été significatif : loin du contrôle de l’État syrien, ils ont massivement voté pour le gouvernement en place, confondant ceux qui supposaient une condamnation du régime syrien. On laissait prévoir un génocide lors de la reprise d’Alep en décembre 2016; les Alépins ont, au contraire, retrouvé la vie sociale et même festive dont ils avaient été privés par la guerre. On a accusé le gouvernement syrien d’utiliser des armes chimiques; or son stock avait été détruit en 2013 sous l’égide des États-Unis, tandis que les djihadistes ont gardé le leur. 

Écouter ou bâillonner ?

Toute position doit être acceptée ou rejetée sur son mérite, et non pas par la diffamation ou l’interdiction d’expression. Le public du 10 décembre ne s’y est pas trompé; il est venu en grand nombre pour juger par lui-même. Quant au monde universitaire, il est basé sur certains principes fondamentaux: l’examen d’une diversité d’analyses afin de les évaluer et d’arriver à des conclusions, l’esprit critique à l’égard de tout. C’est l’assise de la quête du savoir qui est la mission de l’université. Cela n’est pas forcément du goût de certains intérêts économiques, politiques ou idéologiques, qui peuvent chercher à museler, à égarer ou à effrayer afin d’entraver la libre pensée et de dissuader ceux-là mêmes dont le métier est de la défendre.

Que le régime syrien ait été autoritaire ou qu’il ait commis des exactions n’est pas douteux. Il est loin d’être parfait. Comme tous les peuples du Proche-Orient et ailleurs, le peuple syrien aspire à des changements. Mais c’est à lui d’en déterminer les modalités, pas aux gouvernements étrangers par le biais de milices djihadistes armées. 

Ceux qui ont menti sur la guerre contre l’Irak (2003) sont les mêmes qui répandent le récit officiel sur la Syrie. Il faut avoir la mémoire courte pour les croire. Les critiques, ceux qui sont allés à contre-courant des idées reçues, ont souvent eu raison dans les guerres du passé. Ils anticipent souvent ce que l’histoire confirmera. Il faut donc prendre en compte leur contribution, tout en conservant sa faculté de l’interroger. Beeley est l’une de ces voix contestatrices des vérités officielles. Elle ne prétend pas à l’infaillibilité mais elle révèle des pans de la guerre en Syrie que peu d’observateurs identifient et analysent. Il faut l’écouter et non la censurer, sans perdre son sens critique. 

Samir Saul, professeur d’histoire, Université de Montréal 

Rachad Antonius, professeur de sociologie, UQAM


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