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Lundi, 17 Juin 2024

Le gouvernement supprime L’Observatoire de la Pauvreté alors qu’il y a 9 millions de pauvres en France…

Auteur : Frédéric Joignot | Editeur : Walt | Jeudi, 26 Déc. 2019 - 06h54

L’actualité nous réserve parfois des convergences déroutantes, pour ne pas dire scandaleuses. Ainsi ces deux dernières semaines, on a beaucoup parlé de la pauvreté, un sujet comme on va voir tabou dans nos riches sociétés inégalitaires, qui préféreraient ignorer sa persistance…

Pour commencer, le 14 octobre, l’économiste française Esther Duflo a partagé avec les Américains Abhijit Banerjee et Michael Kremer le prix Nobel d’économie 2019, décerné pour les travaux originaux qu’elle a initiés sur la pauvreté. Elle devient la deuxième femme de l’histoire à recevoir ce prix, après l’Américaine Elinor Ostrom, en 2009, qui a fait progresser la recherche sur une autre thématique décisive de notre temps : la sauvegarde des « biens communs ».

Cette récompense majeure consacre, estime le jury,  « une nouvelle approche de l’économie du développement » mise en oeuvre par Esther Duflo au laboratoire qu’elle a co-fondé en 2003 avec Abhijit Banerjee, son ancien professeur au MIT devenu depuis son mari – une approche qui permettrait « d’obtenir des réponses fiables sur la meilleure façon de réduire la pauvreté dans le monde ». De quoi s’agit-il ? D’une démarche empirique, appuyée sur des enquêtes de terrain et des essais randomisés, cherchant des réponses efficaces et adaptées, abordant le drame de la pauvreté sous ses multiples aspects. La pauvreté en effet, liste Esther Duflo, affecte… la santé des personnes, limite l’éducation des enfants, paralyse la formation professionnelle, bloque l’accès au crédit, induit une perte d’initiative, suscite des dépressions….

Pour la combattre, la seule approche économique ne suffit pas, il faut s’attaquer à chacune de ses conséquences, sans se limiter à la question de l’aide directe (repas, hébergement…), en réfléchissant à tous ses aspect existentiels, sans céder aux approches idéologiques  – le pauvre serait transformé en « assisté » – et aux explications classiques – la déroute individuelle causée par la pauvreté empêcherait d’en sortir.

Une  étude signée par Banerjee et Duflo réalisée en 2015 auprès de 10000 ménages à faibles revenus dans six pays  a par exemple montré qu’accorder aux plus pauvres une assistance complète sur deux ans – argent, nourriture, santé, formation…  – améliorait leur niveau de vie pendant au moins un an après l’arrêt des aides, ce qui permettait à certains de sortir de la spirale de la misère. L’étude précise : « Un an après la fin de l’intervention, l’expérience a permis une augmentation de 14% des actifs et de 96% de l’épargne (…) Si les effets s’estompent souvent avec le temps, constater des résultats persistants pendant un an est déjà assez encourageant. Cela montre qu’une intervention coordonnée à court terme peut placer les personnes très pauvres au premier rang de l’échelle pour sortir de l’extrême pauvreté ».

D’après le jury Nobel, ces travaux ont «considérablement amélioré notre capacité à lutter contre la pauvreté en pratique ».  D’ailleurs, depuis une dizaine d’années, ces méthodes ont été appliquée, parfois avec succès, par de nombreuses ONG et des programmes gouvernementaux. Bien sûr, dans ces domaines, comme le souligne  Esther Duflo – qui se dit « radicalement non-radicale » et pragmatique – le retour sur expérience compte pour améliorer encore et encore les politiques d’aide et de développement…

Trois jours après ce prix Nobel exceptionnel, le 17 octobre, l’ONU lançait sa traditionnelle  « journée internationale pour l’élimination de la pauvreté », assortie d’événements de sensibilisation dans le monde entier – un événement qui remonte au 17 octobre 1987. Ce jour-là, à l’appel du père Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ADT-Quart Monde, quelque 100000 personnes se sont rassemblées au Palais du Trocadéro à Paris (où l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté en 1948 la Déclaration universelle des droits de l’homme) pour rendre hommage aux victimes de l’extrême pauvreté, de la violence et de la faim, réaffirmant que la misère représentait « une violation » des droits humains.

LA PAUVRETÉ AFFECTE TOUTE L’EXISTENCE

A cette occasion, l’association ATD- Quart monde publiait le 17 octobre dernier un important rapport sur la pauvreté élaboré en partenariat avec des chercheurs, des travailleurs sociaux et des personnes pauvres. Ce rapport rappelle qu’en France, d’après l’Insee, 9,3 millions de personnes étaient encore situation de pauvreté en 2018 – vivant avec moins de 855 euros par mois. Mais ADT-Quart Monde, tout comme Esther Duflo, refuse de s’en tenir à cette stricte définition économique et statistique de la pauvreté… Pour eux, la pauvreté  est un mode de vie, une situation d’ensemble où rien ne va plus, et leur rapport établit qu’être pauvre affecte au moins huit dimensions de l’existence. Elle se traduit par « des privations matérielles et de droits », « des peurs et des souffrances », « la dégradation de la santé physique et mentale », «la maltraitance sociale» (sentiment d’invisibilité, mépris), «la maltraitance institutionnelle» (reproche de profiter des aides sociales, de ne pas vouloir travailler, méfiance), «l’isolement (subi ou recherché) », « des contraintes de temps et d’espace (par exemple vivre dans la rue)», sans oublier les « compétences non reconnues issues de l’expérience de la pauvreté» (détermination, résilience, persévérance, souvent reniés...).

Pour ADT-Quart Monde, les actions de lutte contre la pauvreté, doivent à l’avenir « prendre en compte l’ensemble des dimensions de la pauvreté dans le travail des différentes institutions et organisations œuvrant dans ce domaine », mais aussi les élaborer « avec » les personnes concernées – et pas seulement « pour » elles. Ici encore, des études d’impact des aides sociales doivent être menées par la suite, afin de rechercher les solutions les plus concrètes et les plus efficaces. Le pragmatisme doit l’emporter sur les seules pratiques d’aide et les discours de méfiance.

LE SCANDALE DE LA SUPPRESSION DE L’OBSERVATOIRE DE LA PAUVRETÉ

Il est scandaleux que quelques jours après la journée internationale du 17 octobre et la publication du rapport ADT-Quart Monde, le premier ministre Edouard Philippe annonce la suppression pure et simple de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion sociale (ONPES)  mis en place  par la loi d’orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions – loi fondatrice des politiques publiques française en matière de lutte contre la pauvreté.

Dans une tribune publiée dans Libération, plusieurs personnalités et chercheurs (parmi lesquels Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation Abbé-Pierre, Florent Gueguen directeur de la Fédération des acteurs de la solidarité,  Serge Paugam sociologue, directeur d’études à l’EHESS, Philippe Warin cofondateur de l’Observatoire des non-recours aux droits et ­services) s’interrogent sur la  volonté du gouvernement : « L’objectif recherché est-il de « casser le thermomètre » pour ne plus voir le malade?? » – les 9 millions de pauvres qui font tâche dans le bilan présidentiel…

L’ONPES, composé de représentants de l’Insee, du ministère de l’Economie, des directions statistiques des ministères du Travail et des Affaires sociales, de chercheurs  spécialistes du domaine en France et en Europe et de membres qualifiés du monde associatif a publié pendant vingt ans de nombreux rapports, études et recherches éclairants sur la réalité de la misère en France, et mis en place un « tableau de bord » annuel de la pauvreté – notamment des enfants. Un thermomètre oui,  indispensable pour appréhender l’état du corps social.  Aujourd’hui cassé.

Photos d'illustration: Les images de Marc Melki montrent des personnalités qui ont accepté de se mettre, le temps d’une photo, à la place de pauvres et de sans-abri.

 


- Source : Le Monde

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