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La dette: une arme patriarcale déployée dans les pays du Sud

Auteur : Camille Bruneau | Editeur : Walt | Lundi, 02 Déc. 2019 - 12h57

Quand nous parlons de l’impact de la dette sur les femmes au Sud, nous nous retrouvons face à deux problématiques fondamentales. Il s’agit, d’une part, de reconnaître la dette comme instrument néocolonial aux impacts désastreux sur les populations des Suds [1]. D’autre part, de comprendre en quoi la dette, élément constitutif du capitalisme, système lui-même structurellement patriarcal, impacte spécifiquement les femmes. Il est nécessaire d’adopter une posture intersectionnelle afin de visibiliser l’imbrication des rapports de classe, de race, de sexe, et de domination Nord-Sud. Seulement ainsi pourrons-nous espérer réellement comprendre et soutenir les situations, luttes et revendications variées et spécifiques des femmes des Suds.

Une inégalité construite et structurelle

La colonisation, entreprise impérialiste aux enjeux politiques, économiques et culturels, subvertit la place des femmes aux Suds, les refaçonnant à l’image de la femme idéale occidentale, elle-même transformée en moyen de reproduction invisible avec l’avancée du capitalisme [2]. La colonisation institue la dévalorisation des femmes et de leur travail, leur dépendance envers les hommes, tout comme leur disparition de l’espace public [3].

L’indépendance signe un nouveau cycle de dépendance néocoloniale, de nouvelles formes d’exploitation sous le diktat du FMI, de la Banque mondiale et des Plans d’ajustement structurel (PAS). Les femmes sont violemment propulsées sur le marché du travail, particulièrement depuis les années 1980 où s’impose, de façon tout à fait hégémonique, le néolibéralisme comme nouvelle stratégie politique d’accumulation du capital, dont l’une des armes principales est la dette. Une nouvelle « femme modèle », travailleuse, libre et empowered cette fois, est redéfinie pas les IFI et les ONG, déniant aux femmes du monde le droit de choisir leurs destins et identités.

La dette et les crises économiques ont toujours des conséquences plus marquées envers les couches de population plus vulnérables [4], plus particulièrement les femmes pauvres, âgées, migrantes ou les mères célibataires. Pourquoi ? En premier lieu car nous vivons dans un monde patriarcal. Cela signifie que les hommes dominent les structures de pouvoirs, institutionnelles, culturelles, économiques ou familiales. Les femmes sont ainsi sujettes à différentes formes d’exploitations, de violences (physiques, psychologiques, sexuelles…) accentuées par la prégnance de stéréotypes genrés et de division sexuelle du travail (concentration dans les emplois dits féminins et sous-payés, inégalités salariales…). Le travail reproductif [5] qu’elles fournissent est considéré comme naturel et est dès lors gratuit. À cause de ces représentations et pratiques genrées, les femmes sont moins bien placées pour faire face aux crises, elles seront les premières licenciées et compenseront de leur labeur la suppression planifiée des services sociaux.

Comprendre en quoi la dette, élément constitutif du capitalisme, système lui-même structurellement patriarcal, impacte spécifiquement les femmes

Ensuite, la dette renforce les caractéristiques patriarcales du capitalisme néolibéral, projet politique qui dévalorise et invisibilise le travail reproductif pourtant essentiel à sa survie. L’accumulation se nourrit de la casse des droits sociaux, de la solidarité et de l’accès aux communs. En son nom, on exploite, au même titre que les femmes, les ressources naturelles. Plus généralement, on assiste à l’expropriation des pauvres au profit des riches, on exploite par le travail salarié en le maquillant en source d’émancipation.

Finalement, dans un contexte de domination Nord-Sud, les femmes des Suds sont victimes de multiples formes d’oppression et de domination. Couplées à certaines marginalisations traditionnelles, les dominations (économiques, patriarcales, raciales et coutumières) s’entrecroisent et se superposent.

Les grandes conséquences de la dette publique et les femmes

Les privatisations de services et entreprises public.que.s pour réduire les dépenses de l’État sont l’une des mesures phares imposées au Sud global au nom du service de la dette. Les services, désormais sous la coupe du secteur privé, centrés sur le profit, deviennent plus chers et moins accessibles. En tant que premières bénéficiaires et consommatrices de nombreux services, les femmes et les filles sont spécifiquement touchées. On pense à l’accès à l’éducation et l’approvisionnement en eau, notamment en Afrique subsaharienne. La privatisation de l’eau et l’augmentation des prix en réduisent l’accès : les femmes effectuent des trajets durs, longs et dangereux pour subvenir à ce besoin élémentaire. Les jeunes filles apportent très souvent une aide essentielle à leur mère dans cette tâche qui les éloigne du chemin de l’école et accentue dès lors le risque de leur déscolarisation. La privatisation de l’eau impacte également l’agriculture vivrière, dont les femmes sont les actrices principales. Pour faire face à cette hausse des prix, les femmes vont augmenter la part de leur travail gratuit tout en s’endettant auprès des institutions de microcrédit, ce qui entamera sérieusement leur autonomie financière.

La privatisation de l’eau et l’augmentation des prix en réduisent l’accès : les femmes effectuent des trajets durs, longs et dangereux pour subvenir à ce besoin élémentaire.

Les coupes budgétaires, exigées par les institutions financières internationales (IFI), aspirent à réduire les dépenses publiques destinées à assurer une certaine protection sociale. Sont concernés les allocations chômage, les pensions, les aides à l’éducation ou les financements d’écoles publiques, la santé, les transports. En tant que bénéficiaires principales, les femmes sont ici encore doublement victimes. On pense entre autres aux crèches, aux plannings familiaux, aux maternités [6]. La baisse de nombreuses allocations sociales et l’augmentation des coûts accentuent le travail gratuit des femmes et anéantissent leur autonomie économique, leur santé, et la possibilité de mener une vie libre et digne. Afin d’accéder via le marché à des services et biens, précédemment assurés par l’État, toujours plus de femmes se voient contraintes d’exercer un deuxième, voire un troisième travail [7]. On assiste ainsi à un sabrage des droits sociaux et syndicaux, réduisant la possibilité d’avoir accès à un travail décent et de bénéficier de protection. Le glissement vers le secteur informel, secteur le plus féminisé à l’échelle mondiale, sans droits ni lois, s’effectue avec une brutalité effrayante.

La libéralisation des prix et du commerce mondial justifie ces privatisations et restrictions budgétaires. Cette condition implique aussi la suppression de barrières tarifaires, l’implantation de multinationales et le ralliement des marchés locaux aux fluctuations des prix, ainsi qu’une déréglementation du marché du travail. La course à la concurrence implique des délocalisations et suscite l’explosion de zones franches pour nourrir l’industrie textile et électronique : outre les licenciements au Nord, il faut savoir que la concurrence est plus forte entre pays du Sud qu’entre pays du Nord et du Sud : une véritable course vers le bas engendre l’exploitation accrue des travailleurs/euses. L’industrie, après l’informel et l’agriculture, est le secteur d’activité le plus féminisé du Sud global. La libéralisation impose également la dévalorisation des monnaies locales et la fin des subsides pour les produits de première nécessité alors que les produits étrangers sont subsidiés… Toutes ces mesures génèrent une concurrence déloyale pour les femmes du Sud global, gérantes de petites entreprises ou de productions agricoles, et une destruction de l’économie locale. Cette perte de revenus, de pouvoir d’achat, d’emplois traditionnels et de moyens de production, s’opère parallèlement à une hausse des prix, augmentant encore la proportion du travail gratuit et informel des femmes, ainsi que le recours au microcrédit.

Les exigences d’exportations, autre condition des IFI pour faire rentrer des devises, instaurent une grande dépendance des pays vis-à-vis de l’extérieur (cours des matières premières, climat, économie et demande des pays importateurs…), ainsi qu’une logique de dépossession des populations : elles ne produisent plus ce qu’elles consomment, les terres et l’eau sont accaparées, les biens communs pollués et épuisés. Les exigences d’exportation agricole signifient la perte ou le déplacement des cultures vivrières vers des terres moins fertiles. Elles deviennent ainsi marginalisées au profit des cultures de rente qui emploient surtout des hommes. Pour les femmes, cela signifie une perte d’accès à la terre, de souveraineté alimentaire et de possibilités de nourrir le foyer, la malnutrition, des migrations forcées. Les exportations industrielles gérées par des entreprises capitalistiques instaurent une concurrence déloyale envers le petit commerce et l’artisanat, remplacés par le travail en zones franches.

À cette liste noire s’ajoutent les dettes privées qui aggravent ces mesures.

La réorganisation néolibérale du travail (re)productif

Dès les années 70, quand des populations entières perdent leurs moyens de subsistance et deviennent dépendantes du marché, la nouvelle division internationale du travail [8] se met en place. Elle implique une redistribution internationale du travail (re)productif, sur base de l’appropriation du travail des femmes des Suds afin d’assurer la reproduction des populations des métropoles. En plus de la production de biens matériels mentionnés ci-dessus, le développement du secteur tertiaire et l’augmentation de la participation sur le marché du travail des femmes des Nords, émerge un besoin de déléguer le travail domestique et du care [9], dont elles souhaitent s’affranchir et que les hommes s’obstinent toujours à ne pas faire. D’autres femmes seront ainsi embauchées pour reprendre une partie du travail de reproduction dans des conditions précaires : gardiennes d’enfants, cuisinières, femmes de ménage… L’immigration, et la création de sans-papiers, engendrée par les PAS, vient satisfaire ce besoin, notamment à travers la création de programmes spécifiques d’immigration de travailleuses domestiques (leurs revenus constituent la plus grande source de devises étrangères de nombreux pays, nécessaires pour rembourser la dette et/ou importer). Parallèlement au travail domestique, ces femmes dépossédées, d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, sont aussi astreintes à un travail conjugal et sexuel : elles deviennent mères porteuses, épouses par correspondance, prostituées.

Explosion de la violence sexiste [10]

Avec la précarisation généralisée que la dette engendre, on assiste à une explosion des violences sexistes et conjugales, toutes accentuées par la pauvreté. Cela s’explique entre autres par les nouvelles tensions dues à la participation sur le marché du travail des femmes, en temps de crise, qui menace certaines formes traditionnelles [11] de contrôle des femmes. De plus, à cause de la division sexuelle du travail, les femmes sont tenues responsables des lacunes en approvisionnement pour le foyer.

Les crises de la dette, le processus de pénétration capitaliste et la dépossession foncière engendrent conflits, migrations et urbanisation, exposant les femmes à de nombreuses formes de violences et dangers.

Conclusion et perspectives de luttes

La dette, en somme, est une nouvelle opportunité pour le patriarcat. En quelques mots, nous pouvons fermement établir qu’elle engendre une augmentation des microcrédits, du travail gratuit et précaire des femmes, de la violence, et plus généralement, une féminisation de la pauvreté et de la maladie.

La dette au Sud est synonyme de démantèlement des services et infrastructures public.que.s qui soutenaient les populations, et de la dépossession des moyens de subsistance. Le travail reproductif rebascule ainsi vers le foyer, est donc à charge des femmes et/ou vers les secteurs privés, inabordables pour la majorité de la population. On assiste dès lors à une nouvelle opportunité d’accumulation et de profit pour le privé financiarisé, tout en rendant plus vulnérable la population la moins aisée. Reléguées comme responsables du bien-être par le cadre patriarcal, et le capitalisme dépendant toujours structurellement du travail gratuit et invisibilisé, les femmes sont inlassablement les premières victimes, mais aussi les véritables créancières d’une immense dette sociale : sans leur travail gratuit le système s’écroulerait [12].

C’est pour cela que toute lutte contre la dette se doit d’être féministe tandis que les luttes féministes se doivent d’adopter une perspective critique, intersectionnelle et décoloniale. La dette et la réorganisation globale du travail génèrent la création de relations d’exploitation entre femmes. Il ne s’agit pas de « simplement » critiquer les femmes privilégiées qui en exploitent d’autres, mais de combattre le système qui rend nécessaire cette exploitation. Même s’il semble s’appliquer de manières différenciées par régions, le néolibéralisme possède bel et bien une dimension mondiale ; chaque région ou « classe » a un rôle spécifique dans la nouvelle stratégie d’accumulation et de reproduction globale ; par exemple, l’austérité au Nord crée le besoin de main-d’œuvre ou de biens bons marchés, la dette au Sud crée cette main-d’œuvre dépossédée. Parallèlement à la nécessité de reconnaître la spécificité des revendications féministes, nous devons être solidaires dans nos luttes contre l’offensive néolibérale !

Photo d'illustration: Photo de Mohamed Nohassi, Unsplash

Cet article est tiré du n° 77 de l’AVP (Les autres voix de la planète), « Dettes aux Suds » disponible à : http://www.cadtm.org/Dettes-aux-Suds

Notes :

[1] Le choix du pluriel « Suds » à certains endroits de ce texte démontre la volonté de l’auteure de mettre en exergue la pluralité des réalités de ce que l’on considère comme le « Sud » global pour les femmes.

[2] À ce sujet, voir les nombreuses recherches de Silvia Federici.

[3] Exemple de la RDC : Malu Muswamba, R., « Le travail des femmes en République démocratique du Congo : exploitation ou promesse d’autonomie ? », http://www.unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/SHS/pdf/Travail-femmes-RDC.pdf

[4] C. Vanden Daelen, « Comment la dette renforce-t-elle l’oppression des femmes ? », 2017, http://www.cadtm.org/Comment-la-dette-renforce-t-elle-l C. Marty, « Les femmes face à la crise et à l’austérité », revue Transform !, 2012, http://www.espaces-marx.net/IMG/pdf/T_N10_Marty.pdf

[5] Pour en savoir plus sur la théorie de la reproduction sociale, voir T. Bhattacharya, “Qu’est-ce que la théorie de la reproduction sociale ?”, 2017, http://www.cadtm.org/Qu-est-ce-que-la-theorie-de-la-reproduction-sociale et C. Arruzza et T. Bhattacharya, Féminisme pour les 99 %, 2019, Éditions La Découverte.

[6] C. Vanden Daelen, « Comment la dette renforce-t-elle l’oppression des femmes ? », 2017, http://www.cadtm.org/Comment-la-dette-renforce-t-elle-l C. Filoni, « Au Sud comme au Nord, les femmes face à la crise de la dette et aux politiques d’ajustement macroéconomique », 2018, http://www.cadtm.org/Au-Sud-comme-au-Nord-les-femmes

[7] C. Vanden Daelen, « La dette, les PAS : analyse des impacts sur la vie des femmes », 2014, http://www.cadtm.org/La-dette-les-PAS-analyse-des

[8] S. Federici, « Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail », revue Période, Traduction de l’anglais (in : Dalla Costa M. and Dalla Costa, G., Eds., 1999, Women, Development and Labor of Reproduction, Struggles and Movements, Africa, World Press, Asmara, Eritrea.) réalisée par Delphine Bordier et Bernard Walter et initialement publié dans « Genre, mondialisation et pauvreté. Cahiers genre et développement n°3. » (Dir.) C. Verschuur, avec F. Reysoo. 45-69. Paris : L’Harmattan). PDF : https://www.researchgate.net/publication/267194817_Reproduction_et_lutte_feministe_dans_la_nouvelle_division_internationale_du_travail

[9] Sur la chaîne globale du care, voir Jules Falquet et Saskia Sassen

[10] À ce sujet lire les nombreuses recherches de Jules Falquet, et T. Bhattacharya, « Comprendre la violence sexiste à l’ère du néolibéralisme », 2019, http://revueperiode.net/comprendre-la-violence-sexiste-a-lere-du-neoliberalisme/

[11] Bien qu’institutionnalisées par les colons

[12] D’où la revendication, par le CADTM, d’un non-paiement féministe de la dette, entre autres.


- Source : CADTM (Belgique)

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