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Les armes non létales sont-elles létales… et vice versa ?

Auteur : Eric Martel | Editeur : Walt | Mardi, 05 Févr. 2019 - 19h47

La blessure à l’œil du leader des Gilets Jaunes, Jérôme Rodriguez, a mis en exergue le rôle des armes dites « non létales » telles que les lanceurs de balles en caoutchouc et les grenades utilisées pour le contrôle de la foule. À travers ces armes se pose la question de la notion même d’armes non létales. Un concept apparu dans le domaine militaire au début des années 1990 et qui a permis de donner une nouvelle jeunesse aux munitions en caoutchouc.

Apparition d’un concept

La chute du mur de Berlin en 1989 transforme complètement le cadre des priorités militaires : la Guerre froide laisse la place aux missions d’interposition, de maintien ou de rétablissement de la paix durant lesquelles le contrôle de la foule s’avère crucial.

En même temps, l’opinion publique manifeste déjà à l’époque une aversion certaine pour le spectacle trop cruel des morts causées par les conflits. C’est à ce moment que l’armée américaine développe le concept d’arme non létale.

En 1991, le secrétaire à la défense Dick Cheney met ainsi en place un groupe de travail, le « Non-lethal warfare study group ». Ces réflexions vont aboutir à une série de documents dont le plus connu est la directive « Policy for non-lethal weapons » datée du 9 juillet 1996. Les armes non létales ayant pour objet de minimiser le risque mortel ont dès lors un avenir prometteur..

Un concept prometteur

Dans les années 90, cette notion d’armes non létales connaît un énorme succès, au moment où sécurité intérieure et sécurité extérieure relèvent d’un même continuum dans la doctrine américaine. Ainsi, dès 1994, les départements américains de la Défense et de la Justice signent un accord de coopération permettant de renforcer l’arsenal répressif avec l’adoption de ces nouvelles armes dites non létales.

Très rapidement, certains fabricants européens y voient l’occasion de donner une nouvelle vie aux munitions en caoutchouc massivement utilisées en Irlande du Nord par l’armée britannique dans les années 1970. Sachant que rien n’effraie plus un militaire que d’avoir à tirer dans la foule, comme le montrent des exemples récents en ex-Yougoslavie et en Centrafrique, ces « munitions bâtons » (rubber baton rounds) avaient alors permis d’éviter ce dilemme. Leur usage en Irlande du Nord, pourtant fortement décrié a généré de nombreuses blessures graves et provoqué 17 morts sur une période de vingt ans.

Les armes non létales, un euphémisme ?

Pour certains auteurs militaires, c’est davantage le contexte d’utilisation d’une arme qui définit sa létalité que ses caractéristiques intrinsèques : une balle en caoutchouc est, a priori, moins dangereuse qu’une balle traditionnelle, mais tirée à bout portant elle peut tuer.

Paradoxalement, les armes létales sont moins conçues pour tuer que pour provoquer des blessures graves . C’est le cas d’un fusil d’assaut moderne utilisant des munitions à petit calibre et haute vélocité tout comme les mines antipersonnel qui sont conçues pour mutiler.

Mais on peut parfois être surpris de la proximité de certaines armes létales avec des armes dites non létales. Ainsi, la grenade lacrymogène à effet de souffle GLI F4 (grenade lacrymogène instantanée), actuellement utilisée pour le maintien de l’ordre en France, contient 24 grammes d’explosif là où une mine antipersonnel n’en contient que 30.

Si l’armée américaine continue à utiliser le terme de non létalité, la plupart des auteurs parlent désormais d’armes à létalité réduite (Less Letal Weapons), reconnaissant implicitement leur capacité à provoquer des blessures graves.

Un marketing renouvelé

Tirant les enseignements de l’expérience britannique, les fabricants français proposent à partir des années 1990 des munitions au calibre augmenté à 40 mm, voire 44 mm, à la vitesse initiale réduite et à l’extrémité arrondie afin de les rendre moins dangereuses et non perforantes. Tout risque de voir l’une de ces balles traverser une surface molle comme l’orbite oculaire avant d’atteindre le cerveau est désormais écarté.

La communication de ces producteurs insiste alors sur leur non létalité et empruntent des appellations plus séduisantes comme le « M 35 Punch » ou le « Flash Ball » conçus pour provoquer « un choc neutralisant ». Ainsi le « LBD 40 x 46 », aujourd’hui si décrié, est présenté comme un « lanceur de balles de défense » plutôt que comme une arme à feu à munitions en caoutchouc. Mais certains de ces fabricants (tel Vernay- Carron) prennent la précaution de signaler dans leurs brochures, par exemple lors du salon Milipol de 1995, que ces armes sont conçues pour « neutraliser sans mettre systématiquement la vie en danger ».

D’abord réticentes à l’utilisation de ce type d’armes en France, les forces de l’ordre se convertissent, lentement mais sûrement, à leur usage sous l’impulsion des hommes politiques. En 1995, Claude Guéant les introduit au sein de la police nationale. Deux ans plus tard les Cahiers de la sécurité intérieure font part de l’opposition des officiels de police et de gendarmerie quant à leur utilisation. Cela n’a pas empêché Nicolas Sarkozy de prôner leur usage en 2002 pour « impressionner les voyous ». A partir des émeutes de 2005, leur utilisation se répand.

Quelques notions techniques

En augmentant leur diamètre, en les arrondissant, en réduisant leur poids et leur vitesse initiale, les fabricants ont certes réduit la létalité de l’arme, mais en augmentant leur résistance à l’air, donc leur imprécision. C’est ainsi que le Flash Ball Superpro, avec une munition de 29 grammes pour un calibre de 44 mm a été progressivement relégué depuis 2010.

Son remplaçant le LBD 40×46 dispose d’une munition plus lourde (41,8 grammes), d’un diamètre réduit à 40 mm et d’une vitesse initiale doublée qui atteint près de 331 km/heure. Il est donc plus précis mais – évidemment – plus dangereux.

Ainsi, et jusqu’en 2014, les diverses réglementations françaises imposaient de respecter une distance minimale de 10 mètres pour le LBD 40 x 46 là où elle n’était que de 7 mètres pour le Flash Ball Superpro. Ces restrictions ont été supprimées depuis.

Plus qu’une interdiction des armes dites à létalité réduite se pose la question de leur usage. Personne n’est choqué par le fait que les policiers disposent d’une arme de service pour leur légitime défense. Néanmoins, l’usage massif d’armes à feu utilisant des munitions en caoutchouc ne peut que laisser perplexe. En effet, d’après le ministère de l’Intérieur, plus de 9 200 balles de LBD 40×46 ont été tirées depuis le début du mouvement des gilets jaunes.

C’est donc un mode de maintien de l’ordre qui trouve son origine dans des techniques liées à un conflit de haute intensité tels que les évènements d’Irlande du Nord dans les années 70 qui se trouve aujourd’hui banalisé, et ce n’est pas la récente décision du Conseil d’État qui risque de contredire cette tendance.


- Source : The Conversation

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