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Convergences de forme, incompréhension de fond? La visite de Macron à Saint-Pétersbourg par Jacques Sapir

Auteur : Jacques Sapir | Editeur : Walt | Dimanche, 27 Mai 2018 - 16h09

Le Président français, M. Emmanuel Macron, s’est rendu à Saint-Pétersbourg les 24 et 25 mai. Cette visite doit cependant être remise dans son contexte. Le Président de la Russie ne cesse quant à lui de recevoir des visiteurs importants (le Président de l’Inde, le Premier-ministre du Japon).

Dès lors, une question se doit d’être posée: Quel bilan peut-on tirer de la visite d’Emmanuel Macron? Au-delà se profile une autre question: la Russie est-elle en train de s’écarter des pays occidentaux et de se tourner vers l’Asie?

Quel basculement de la Russie vers l’Asie?

Cette question est régulièrement posée depuis que les tensions géopolitiques entre la Russie et ses partenaires ont connu une montée en puissance à partir de 2014. Il est clair que la Russie n’a pas été « isolée » diplomatiquement, et qu’elle est une puissance déterminante que ce soit pour le règlement du conflit au Moyen-Orient ou pour d’autres conflits. D’ailleurs, le Président français est venu défendre en Russie l’accord sur la dénucléarisation militaire de l’Iran, un point que la France partage avec la Russie, mais aussi constater des convergences possibles sur d’autres sujets. De ce point de vue, le résultat de cette visite n’a pas été nul. Il n’en reste pas moins qu’il est fort maigre.

En effet, l’impact économique et politique des sanctions prises par les pays occidentaux (Etats-Unis et UE) à l’égard de la Russie, mais aussi des contre-sanctions prises en rétorsions par la Russie doit être pris en compte. Jusqu’à maintenant la France, tout en cherchant à maintenir son commerce extérieur avec la Russie, ne s’est pas opposée à ces sanctions. Or, ces sanctions et contre-sanctions sont souvent données en exemple de mesures qui auraient déséquilibré le commerce mondial et provoquée une forme d’aliénation de la Russie avec l’occident. Remarquons, par ailleurs, que cette aliénation est théorisée par certains analystes russes comme Vladislav Surkov, un des conseillers du Président Poutine.

Les changements dans la balance du commerce extérieur de la Russie

La modification de la part des partenaires commerciaux de la Russie est cependant significative.

Cinq pays ont vu leur part dans le commerce extérieur de la Russie reculer. Il s’agit de l’Ukraine (dont le commerce avec la Russie était important en 2013) et qui subit de plein fouet les conséquences de la crise politique avec la Russie à la suite des affrontements dans le Donbass. L’impact sur l’économie ukrainienne de cette baisse a été très sévère, car cette économie était fortement dépendante du commerce avec la Russie. Mais, on constate aussi que certains pays de l’Union européenne voient leur part dans le commerce avec la Russie reculer substantiellement. C’est en particulier le cas de la France, de la Pologne, de la Finlande et de la Grande-Bretagne. Pour la France et la Pologne, ces deux pays ont été lourdement frappés par les « contre-sanctions » visant les productions agricoles et agro-alimentaires prises par la Russie en rétorsion aux sanctions dont elle était la cible. On notera cependant que ceci n’affecte pas trois pays de l’UE, et probablement pour des raisons assez différentes.

L’Allemagne ne subit aucune conséquence des sanctions, et ceci très probablement parce que ses industriels (et son gouvernement) ont adopté une politique très pragmatique à l’égard de la Russie, cherchant à contourner les mécanismes des sanctions. Ceci, sans nul doute, s’est fait avec l’assentiment du gouvernement. On a d’ailleurs pu constater de visu la présence des industriels allemands en Crimée, et ce en dépit des positions « officielles » prise par le gouvernement de Berlin. Pour les Pays-Bas, la question est en partie faussée car ce dernier pays reçoit une grande partie du gaz naturel russe avant de la revendre aux consommateurs finaux. Cela explique que les flux de commerce se maintiennent. Enfin, l’Italie a dû adopter une politique très semblable à celle de l’Allemagne, et les industriels italiens sont toujours bien présents, et très actifs, en Russie.

Une première conclusion peut donc être tirée. La réduction des parts commerciales semble bien correspondre à une logique idéologique et politique, mais cette logique est plus bilatérale que multilatérale. On notera aussi que des pays améliorent leur part dans le commerce extérieur russe. C’est, tout d’abord, le cas de la Chine et du Kazakhstan, mais aussi du Japon et de la Corée du Sud. Cela renforce l’hypothèse d’un basculement vers l’Asie.

Il y a donc bien eu pivotement du commerce extérieur de la Russie vers les pays d’Asie, et ce n’est pas en rappelant le « rattachement historique de la Russie à l’Europe » qu’Emmanuel Macron fera avancer les choses..

Les pays occidentaux peuvent-ils accepter une Russie qui ne soit pas humiliée?

Il faut alors chercher à mettre cette tendance au basculement du commerce extérieur russe dans une perspective historique. Après plus de trois cent ans de trajectoire visant à « européaniser » la Russie, il semble bien que cette dernière ait pris conscience de sa nature duale, d’Asie et d’Europe. Vladislav Surkov, dans l’article déjà cité, insiste sur le fait que la crise géopolitique de 2014 serait un événement qui: « marque l’aboutissement du voyage épique de la Russie en Occident, la fin des nombreuses tentatives douloureuses de devenir une partie de la civilisation occidentale, de s’apparenter « aux bonnes familles » des peuples européens. » » Surkov remarque que la Russie a été rejetée par le « club » des pays occidentaux, qui n’ont jamais voulu reconnaître sa spécificité et qui l’ont, au mieux, considérée comme un fournisseur à bas coût de matières premières. On rappelle ici que les violations systématiques du droit international par les Etats-Unis et les pays de l’OTAN (Kosovo, Irak) ont semé la graine de l’aliénation de la Russie face aux puissances occidentales. Le ressentiment qui s’est alors installé tant dans les élites russes que dans la population est patent. On doit d’ailleurs remarquer que lors des élections présidentielles russes qui ont eu lieu en mars dernier, les candidats de l’opposition qui ont fait un score significatif étaient tous des candidats que l’on peut qualifier d’occidentalo-sceptiques voire d’anti-occidentaux (Groudinine et Jirinovski). Les deux candidats libéraux pro-occidentaux n’ont reçu qu’une part extrêmement faible des scrutins.

Il n’est pas sur qu’Emmanuel Macron ait compris ce retournement dans l’opinion russe ni à fortiori qu’il en ait tiré les conséquences.

Quel rôle pour la France?

Car, la France a beaucoup à perdre, et pas seulement économiquement, dans ce changement. Une bonne partie de l’influence française tenait à sa position équidistante entre Washington et Moscou. Or, pour avoir choisi ouvertement Washington et Bruxelles, le Président français a perdu un levier important et laissé la place libre à des pays comme l’Allemagne ou l’Italie. Cette dernière pourrait bien, du fait de son nouveau gouvernement, remplacer en partie le rôle de la France comme intermédiaire entre les Etats-Unis et la Russie.

Alors, il est aussi clair que l’impact (positif ou négatif) du réajustement du commerce extérieur russe a été significatif pour un certain nombre de pays. Pour la France, on peut estimer qu’entre les effets des « contre-sanctions » et la timidité des exportateurs dans un contexte marqué par les sanctions (et l’absence de soutien de la part du gouvernement), les pertes ont été importante et pourraient avoir eu un impact de 0,2% sur le PIB annuel de 2014 à 2017. Quand ont voit les montants de la croissance du PIB durant ces années, ce n’est donc pas négligeable. Ceci devrait aussi être médité par Emmanuel Macron.


- Source : Sputnik (Russie)

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