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Billet d’urgence: l’expulsion des diplomates russes nous entraîne dans une période de forte instabilité internationale

Auteur : Karine Bechet-Golovko | Editeur : Walt | Mercredi, 28 Mars 2018 - 18h59

Comme l’on pouvait s’y attendre, après la Grande-Bretagne, au moins 22 pays se lancent à qui mieux mieux dans le grand mouvement d’allégeance atlantiste et chacun apporte sa contribution à la fin du monde issu de la Seconde Guerre Mondiale, sans pour autant avoir la moindre idée du monstre que leur docile fadaise enfante. Plus de 113 diplomates russes expulsés dans les jours qui viennent de part et d’autre de l’Atlantique ne vont certainement pas permettre de résoudre l’affaire Skripal. Alors quel est l’enjeu de cette manoeuvre?

La Grande-Bretagne, alors que l’enquête sur l’empoisonnement de l’ancien espion russe travaillant pour le MI6, Skripal, et de sa fille est toujours en cours et que personne ne sait qui les a empoisonnés, comment, quand et avec quoi, Thérésa May se décide à expulser 23 diplomates russes. Et ensuite est surprise par la réponse équivalente de la Russie. Infantilisme? Non, le but est ailleurs, la mécanique est lancée.

La méthodologie de création d’une coalition

Il serait stupide de penser que la Grande-Bretagne soit réellement à l’origine de ces grandes manoeuvres et que Skripal en soit la raison profonde. A la lumière de l’idéologie dominante, les mécanismes utilisés ressortent assez facilement:

  • Il « faut jouer collectif », phrase benoîtement ressortie par tous les managers en mal d’imagination – ce qui concerne aussi les politiques. Les Etats-Unis ont justement « joué collectif », laissé la Grande-Bretagne (qui de toute manière sort de l’UE et lui fait un joli cadeau de départ) prendre la tête du mouvement – l’image de la « diplomatie américaine » est trop mal en point, ils ne sont plus à la mode en Europe, il a fallu un autre porte-drapeau. Et ça n’a pas trop mal marché, une grande partie des pays de l’UE ont bêtement suivi. Et la pseudo-solidarité permet de cacher l’allégeance.
  • Il faut « jouer sur les bandes », la rhétorique primitive du jeu est très à la mode. Le but n’est évidemment pas Skripal ou sa fille, dont nos beaux et bons dirigeants se moquent comme de leur première layette. Eux ont remboursé leur dette à la Grande-Bretagne, qui a marchandé le rachat de Skripal à la Russie lorsqu’il a été pris pour espionnage. C’est un message aussi à tous ceux qui se sont acoquinés avec la Grande-Bretagne, il faut toujours rembourser ses dettes, rien n’est gratuit, it’s just business. Le cas Skripal n’a été provoqué que pour cacher le but véritable: la protection de l’ordre atlantiste, mis en danger par le retour inconsidéré de la Russie, malgré prévisions et sanctions. L’on ne peut quand même – encore – ouvertement demander aux Etats qui doivent préserver les apparences de se lancer au combat contre la Russie, en passant outre leur intérêt national, pour servir la globalisation. Les populations le prendraient mal. Mais défendre les « droits de l’homme », ça c’est vendable.
  • Il faut attaquer tout en évitant d’être l’agresseur, question d’image. D’où l’intérêt de la guerre de l’information et du contrôle des médias, ce qui fonctionne à merveille. Ainsi, les journalistes russes ne sont pas des journalistes, mais des propagandistes et les diplomates russes ne sont pas des diplomates, mais des espions. Le Président n’est pas légitime, les élections sont faussées car sans véritable opposition et Poutine ne défend pas les intérêts de son pays, c’est simplement un dictateur tyrannique. Donc tout est permis, il n’y a pas de restriction par le droit international, car la Russie ne peut être un sujet de droit international, elle est un « paria ». Question d’ailleurs posée par la presse belge:

Le devoir d’allégeance

Ainsi, nos chers dirigeants peuvent entrer la danse qui a été écrite pour eux, tout en gardant bonne conscience: ils ne détruisent pas l’ordre international hérité de la Seconde Guerre mondiale au prix de millions de morts pour le déposer simplement aux pieds des Etats-Unis. Non. Ils le détruisent allègrement pour protéger le Bien (eux), contre le Mal (la Russie). C’est simple, c’est clair, ils peuvent le comprendre sans trop de difficultés et le répéter en boucle dans la presse. Les journalistes le comprennent aussi. C’est merveilleux. Ils le répètent également en boucle dans leurs articles d’une diversité époustouflante. Plus personne ne se pose de questions, de toute manière c’est épuisant (il faut les formuler et parfois même y répondre) et ça ne sert à rien, toutes les réponses sont déjà apportées: « highly likely » permet de clore toute discussion.

Les pays qui expulsent le plus de diplomates russes sont dans l’ordre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Ukraine. Dans ce trio, l’Ukraine est un pion, qui paie lui aussi son tribut au soutien financier et militaire qui est apporté à ses groupes extrémistes, qui lui permettent de briser des siècles de tradition et de réécrire dans le sang son histoire. Elle est là pour faire du chiffre. Les têtes cachées sont anglo-saxonnes, elles sont idéologiques: c’est bien la question de la survie de l’ordre global qui est en jeu. Le reste est une question d’allégeance.

Les pays de l’UE se divisent, seulement la moitié a décidé d’expulser des diplomates russes, mais d’autres « réfléchissent », comme la Belgique qui doit réunir un Conseil des ministres restreint aujourd’hui. En attendant, chacun fait en fonction de ses moyens et de ses convictions: la France et l’Allemagne – 4; la République tchèque et la Lituanie – 3; l’Espagne, l’Italie, le Danemark et la Hollande – 2; la Finlande, la Hongrie, la Lettonie, l’Estonie, la Roumanie et la Suède – 1. En dehors de l’UE, on retrouve classiquement le monde anglo-saxon avec le Canada (4) et l’Australie (2). La Norvège, à la pointe de l’idéologie post-moderne, ne pouvait rester en dehors, elle expulse symboliquement un diplomate et confirme ainsi sa place dans le clan du Bien. Les pays qui ont été « libérés du « joug socialiste », comme l’Ukraine (13), l’Albanie (2). Chacun confirme à sa manière son adhésion au clan atlantiste, dirigé par les Etats-Unis, qui expulsent eux 60 diplomates et ferment le consulat russe de Seattle (après celui de San Francisco).

La création de l’image de l’ennemi justifiant la violation des règles 

Mais j’oubliais, ce ne sont pas des « diplomates », ce sont des agents du renseignement. Toujours la rhétorique visant à discréditer l’ennemi dans une guerre, ce qui justifie le combat.

Le communiqué officiel du Département d’Etat ne parle ainsi pas de « diplomates », mais d’agents actifs du renseignement:

La presse anglo-saxonne reprend, en toute indépendance, le même crédo répété en stéréo par Thérésa May. L’on apprend ainsi dans The Telegraph, que selon la Grande-Bretagne, il ne s’agit pas d’une expulsion de diplomates, mais du démantèlement d’un réseau d’espions russes travaillant en Occident sous statut diplomatique:

Acter le monde unipolaire américano-centré garantissant la globalisation

L’opération fonctionne. La requalification est en cours. Une coalition se met ainsi en place, autour des intérêts protégeant la globalisation. Le danger existentiel pour cette transformation du monde issu de la Seconde Guerre mondiale vient de la Russie, qui sans remettre en cause l’intégration économique refuse la dissolution politique. Or l’un ne va pas sans l’autre, tout a un prix et le rappel à l’ordre est violent. Mais la Russie signe et persiste, elle a repris sa place dans l’ordre mondial et la globalisation est en danger: si elle n’est pas globale, elle n’est pas. La politique souveraine de la Russie est alors décrite comme particulièrement agressive, comme dans cet article du New York Times, où l’on peut lire en première page de leur site:

Mais si dans les faits, la domination américaine a été dans l’ensemble acquise, elle n’est pas traduite ni dans les organes internationaux, ni dans les règles de droit. Pour reformater ce système de règles et d’organes issu de la Seconde Guerre mondiale, pour lequel l’URSS a lourdement payé son droit d’être un élément-clé, il faut discréditer la Russie. Et reprendre le contrôle. Ce ne sont pas des diplomates, mais des espions. Ils n’ont donc pas le droit de siéger au Conseil de sécurité.

La reprise de contrôle du Conseil de sécurité de l’ONU est le but intermédiaire essentiel qui doit permettre au clan atlantiste-globaliste d’acter le monde unipolaire américano-centré.

Les Etats-Unis s’arrogent ainsi, en violation des Conventions internationales de 1946 et de 1947, réglementant la présence des délégations étrangères sur le territoire américain et obligeant les Etats-Unis à garantir l’accès des diplomates ainsi accrédités à leur lieu de fonction, le droit d’expulser 12 diplomates russes travaillant à l’ONU. De cette manière, les Etats-Unis prennent des sanctions au nom de l’ONU, ce qui ne dérange en rien la communauté internationale qui accuse la Russie de violer systématiquement le droit international.

La fin justifie les moyens, sans le Conseil de sécurité, où la Russie arrive à bloquer la politique américaine et oblige les Etats-Unis à agir, comme en Syrie, ouvertement sans couverture de l’ONU, le monde atlantiste ne pourra être estampillé.

Risque: déstabiliser l’ordre international et ouverture d’une nouvelle période de conflit généralisé pour entériner un nouveau rapport de forces

Cette remise en cause de l’ordre découlant de la Seconde Guerre mondiale déstabilise profondément et dangereusement le fragile équilibre alors obtenu, entraîne un risque de « dérapage » et d’escalade en conflit armé. Par ailleurs, toutes ces conséquences ne sont absolument pas maîtrisées par les apprentis sorciers à la vision bornée qui se lancent dans combat purement idéologique. La communauté internationale est entrée dans un état de transe. 

Dans ce mouvement collectif d’une grande partie des pays occidentaux, mais pas de tous, il y a comme la réaction d’adolescents qui ont besoin de montrer qu’ils existent. Même si c’est contre-productif, même si ça ne leur apportera rien en fin de compte, même s’ils ne veulent pas se battre et ont peur des coups, il faut s’opposer et jouer au grand. Il faut s’opposer à la Russie qui les défie et qui y arrive. Elle n’a pas baissé l’échine devant les Etats-Unis, mais a relevé la tête, quand les pays de l’UE sont entrés en servage. Elle relève son économie envers et contre les sanctions. La Russie a restauré son armée, malgré la chute de l’URSS et elle reprend pied sur la scène internationale.

La force de l’autre est toujours une gifle face à sa propre petitesse. Les Etats-Unis ont parfaitement instrumentalisé la bassesse de l’orgueil blessé européen pour attaquer la Russie. Et le New York Times le titre:

C’est humiliant. C’est cette « victoire » que célèbre Thérésa May et les pays qu’elle a entraînés à sa suite. C’est ce qui reste de la grandeur des nations souveraines européennes: des caniches outragés qui aboient sur commande dans un combat que non seulement ils ne maîtrisent pas, mais qui les dépasse totalement.

Photo d'illustration: Des personnes portant des bagages quittent l’ambassade de Russie à Londres, le 20 mars 2018 Daniel LEAL-OLIVAS  /  AFP


- Source : Russie politics

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