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Le spectaculaire jeu d’échecs syrien

Auteur : Vincent Verschoore | Editeur : Walt | Samedi, 10 Oct. 2015 - 12h26

Les Russes s’y connaissent en matière d’échecs, tout comme les Iraniens qui, dit-on, y jouaient déjà au VIIème siècle. Les manœuvres géopolitiques et militaires autour de la Syrie actuelle ont tout d’un tournoi d’échecs à grande échelle. Le jeu d’échecs implique stratégie et capacité à profiter de toute ouverture laissée par un adversaire hésitant. Et c’est exactement ce qui se passe actuellement sur le théâtre syrien.

Au centre du jeu, Bachar el-Assad. La volonté télégénique de sa destitution « à la Kadhafi » selon un mode opératoire qui avait bien fonctionné en Libye est la clé de voûte de la stratégie occidentale: l’isoler, aider ses adversaires « rebelles » tout en laissant pourrir la situation jusqu’au moment où l’ampleur des massacres invite à la création d’une « zone de sécurité » en interdisant l’espace aérien aux forces officielles, précipitant la débâcle et la chute dans le chaos absolu mais « démocratique ».

Jusqu’à l’intervention de Poutine à l’ONU le 28 septembre et l’intervention russe en Syrie, deux équipes de jeu se faisaient face: d’un côté Assad et la faction chiite comprenant l’Iran et le Hezbollah, de l’autre la coalition internationale qui, côté syrien, se contentait de donner quelques claques aux islamistes du fait qu’elle est essentiellement concentrée sur Daech côté irakien. La stratégie US en Syrie était d’armer les « terroristes modérés » qui se battent à la fois contre Daech et contre Assad, afin d’en même temps contenir le premier et faire tomber le second. Sans succès, les combattants formés par la CIA se faisant liquider dès leur arrivée sur le terrain, ou rejoignant carrément Daech aujourd’hui doté d’un joli arsenal made in USA.

Dans le même temps, l’Iran a poussé ses pions dans le petit jeu d’échecs personnel qui se joue entre l’Etat islamiste chiite et Damas. Comme le décrit très bien cet article du Spiegel (1), l’Iran profite de la faiblesse de Assad pour s’introduire profondément dans les couloirs du pouvoir syrien. Les Gardes Révolutionnaires iraniens, qui répondent directement au chef religieux Ali Khamenei, participent aux combats contre Daech aux côtés de l’armée syrienne – ou du peu qu’il en reste. En contrepartie, ces chiites fanatisés cherchent à remplacer l’influence alaouite (d’où sont issus Assad et les cadres du régime) par un islam chiite « pur », ouvrant par exemple des écoles religieuses visant à convertir alaouites et sunnites. Ils sont évidement derrière le renforcement des positions du Hezbollah sur la frontière libano-syrienne. Cela n’est pas nouveau: en 2013 déjà, un responsable de la stratégie iranienne en Syrie, Hojatoleslam Mehdi Taeb, disait que « La Syrie est la 35ème province de l’Iran et c’est pour nous une province stratégique ».

Le choix d’Assad n’est pas terrible: soit disparaître et laisser toute la Syrie aux mains sunnites de Daech, soit voir la partie qu’il contrôle encore devenir un protectorat chiite iranien au sein duquel il n’aurait plus grand chose à dire… et disparaître. Il a bien le soutien politique russe, mais comment transformer cela en action décisive à la fois contre Daech, contre les rebelles et contre l’envahissante influence iranienne?

Poutine est assis à sa propre table de jeu, face à l’Otan qui veut l’obliger à rejoindre la coalition anti Daech en Irak et à laisser tomber la Syrie. Au pire, qu’il ne se mêle de rien, chacun sachant que la mauvaise passe économique dans laquelle se trouve la Russie ne lui permet pas de se payer un Afghanistan bis. De son côté, Poutine sait que les occidentaux ont l’intention d’établir une zone d’interdiction aérienne en Syrie pour accélérer la défaite de Assad (vu que seul Assad disposant d’avions, une telle interdiction le viserait directement), et qu’une fois cette zone en place il lui serait très difficile d’agir sans risquer une dangereuse escalade. Se retrouver ainsi hors-jeu serait de plus très mauvais pour son image, et il a bien besoin de faire diversion vu la difficile situation intérieure en Russie.

Pour Poutine comme pour Assad, si une intervention militaire russe en Syrie doit avoir lieu, c’est maintenant ou jamais. Dont acte.

Et comme d’habitude, l’action militaire russe fut autant féroce que fulgurante. Six chasseurs-bombardiers SU34 déciment les cibles rebelles et Daech confondues (les Russes ne font pas de différence), quatre intercepteurs SU30 sont à même de maintenir à distance, voir aller chatouiller les forces aériennes turques et israéliennes équipées de F15 et de F16. Et qui leur permet d’attaquer les villes de Raqqa et de Idlib, proches de la frontière turque que les Mig29 de la force aérienne syrienne n’osent plus approcher.  Ou n’osaient plus, car il semblerait que des F16 turcs volant le long de la frontière ont été « accrochés » par des radars de Mig29 le week-end dernier…

En plus des avions et des systèmes de défense terrestre installés autour de la base de Lattaquié, les Russes ont déployé une armada conséquente, entrée en action hier par le biais de 26 missiles de croisière envoyés depuis des navires en mer Caspienne. Surtout, le croiseur lance-missiles Moskva est désormais déployé au large de la Syrie. Le Moskva dispose de missiles antiaériens S300, le top du top en la matière, capables de détruire tout avion non furtif, à commencer par les F15 et F16 qui pullulent dans la région.

Selon Justin Bronk, analyste de recherche au Royal United Services Institute: «Les forces russes maintenant en place rendent parfaitement évident que tout type de zone d’exclusion aérienne sur le modèle libyen imposé par les États-Unis et leurs alliés est désormais impossible, à moins que la coalition ne soit en fait prête à abattre des avions russes. »

Echec au roi.

La réaction occidentale est paralysée: leur jolie stratégie anti-Assad s’est retournée contre eux, ils ont perdu le contrôle de l’espace aérien syrien, et l’Irak en vient à demander aux Russes de venir leur donner aussi un coup de main, vu le peu d’efficacité des frappes de la coalition!

Visiblement, Barack Obama n’en a pas grand chose à faire, et serait sans doute plus qu’heureux de refiler le bébé à Poutine. Qu’il se débrouille avec tout ces islamistes, de toute façon l’Amérique n’a pas besoin de leur pétrole et l’Asie-Pacifique est en passe de devenir bien plus important que le Moyen-Orient. Et de fait, comme les occidentaux l’ont appris à leurs dépends en Afghanistan puis en Irak, ce n’est pas parce que l’on frappe fort au début, sur des forces ennemies très nettement inférieures en termes de matériel mais fanatisées, que l’on gagne la guerre.

Poutine n’est pas sans le savoir, le souvenir de l’aventure soviétique en Afghanistan est encore bien présent dans la mémoire russe. Mais il sait aussi que Daech est composé avant tout de mercenaires et de psychopathes sous un fin verni religieux, féroces et arrogants devant des femmes et des caméras mais fondamentalement lâches et sujets à la désertion de masse une fois que cela commence à sérieusement sentir le roussi. Il sait aussi que la Turquie participe à maintenir les capacités de Daech via l’achat de pétrole et l’acheminement en hommes et fournitures, d’où sans doute les provocations des avions russes sur la limite de l’espace aérien turc. Certains ne doivent rêver que d’une chose, attirer des chasseurs turcs dans l’espace syrien et les descendre. Entre-temps, la route du pétrole et des antiquités pillées de Daech risque de devenir particulièrement dangereuse.

Notes:

(1) http://www.spiegel.de/international/world/syria-leader-assad-seeks-russian-protection-from-ally-iran-a-1056263.html

Lire également: Guerre contre Daech : Poutine ne plaisante pas


- Source : Vincent Verschoore

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