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La crise de Sloviansk menace d’emporter l’Ukraine

Auteur : Le Monde | Editeur : Stanislas | Mardi, 15 Avr. 2014 - 11h49

En temps normal, personne ne s'arrête à Sloviansk. On traverse cette cité en priant pour que la voiture ne rende pas l'âme en raison de la route défoncée. Ses 116 000 habitants vivotent tristement à 110 kilomètres au nord de Donetsk, le poumon du Donbass. Ces derniers mois, le principal événement dans le coin a été la hausse spectaculaire du prix de l'essence. La faute de Kiev, forcément, et de ses révolutionnaires.

Mais depuis le samedi 12 avril, Sloviansk clignote sur la carte en lettres blanches, bleues et rouges, couleurs du drapeau russe. La ville est l'épicentre d'un drame historique qui la dépasse : l'Etat ukrainien se trouve entre la vie et la mort. Un commando de dizaines d'hommes masqués au professionnalisme évident a pris le contrôle du bâtiment des services ukrainiens (SBU) et du poste de police, sans rencontrer de résistance. Il s'est emparé d'un stock d'armes, distribuées à des civils. Le président par intérim, Olexandre Tourtchinov, a annoncé le déclenchement d'une « opération antiterroriste » de grande ampleur si les armes n'étaient pas déposées lundi. Mais reste-t-il assez de forces loyales pour la mener à bien ?

Au même moment, les incidents se multipliaient dans des communes situées sur l'axe routier stratégique Kharkiv-Donetsk, cité où la contestation bat son plein depuis une semaine. Les dominos tombaient avec une facilité effarante, dessinant le tableau impressionniste d'un soulèvement populaire contre le reste de l'Ukraine, celle des « nationalistes » et des nouvelles autorités, jugées illégitimes. Impossible de mesurer quelle partie de la population, à l'est, est horrifiée par cette tectonique des plaques. Mais, pour Kiev, une alternative dramatique se dessinait aux aurores, lundi : risquer le bain de sang par une intervention ouvrant l'hypothèse d'une guerre civile et d'une entrée des chars russes ; ou bien assister passivement à la désagrégation du pays, après la perte de la Crimée.

PAS DE JOURNALISTE, PAS « MÊME LES CHAÎNES RUSSES ! »

Au cours du week-end, Sloviansk s'est repliée sur elle-même, à la merci des rumeurs les plus folles. Il n'y a plus de loi, plus de police, plus d'Etat. Seule la peur. Les deux voies d'accès sont des ponts bien gardés par des habitants locaux, non armés en majorité. La circulation est coupée. Au nord, on a abattu des arbres pour barrer la route à d'éventuels véhicules blindés. Au sud, un barrage de pneus a été dressé. Il faut passer, à pied, devant quelques vieilles récitant des prières face à une icône, puis un atelier de confection de cocktails Molotov sous une tente.

Au milieu du pont, une dizaine d'hommes armés d'AK 47, la plupart masqués, posent volontiers pour la photo face à un baril transformé en poêle. Les flammes réchauffent. S'y consument aussi, symboliquement, les déclarations du ministre de l'intérieur. Le matin, Arsen Avakov annonçait le début d'une « opération antiterroriste » à Sloviansk, dont on n'a vu nulle trace. Il s'exprimait sur Facebook, comme si l'Etat ukrainien avait besoin, en plus, de perdre sa solennité.

L'aîné rondouillard du groupe, « Alexandre », porte une barbe de pope. Il se présente comme un « défenseur et un vainqueur ». Il parade, refusant de préciser son origine. Les habitants veulent vivre en paix, assure-t-il, mais il ne faut pas les toucher, sous peine de subir la foudre. On se croirait dans le mauvais film de la Crimée, où des soldats russes non identifiés se présentaient comme des citoyens inquiets. Mais les professionnels, les vrais, sont plus loin. Ils ne paradent pas. Ils sont en opération.

Le bâtiment en brique rouge du SBU se trouve dans une rue bloquée. Devant la grille, des curieux scrutent le ciel. Une femme d'une cinquantaine d'années se présente à l'entrée ; elle vient enregistrer une commande auprès d'un combattant masqué. L'homme, qu'elle connaît, lui tend une liasse de billets. Elle note les détails sur sa main gauche : une livraison urgente de tenues de camouflage. C'est sans doute pour les renforts civils. Sur le mur, une affiche appelle à la mobilisation. Il faut se présenter avec un document d'identité et des vêtements pour deux jours. Le combattant, lui, nous éconduira : pas question de laisser entrer un journaliste. « Même les chaînes russes ! »

Soudain, un autre groupe apparaît dans la rue. Voici un commando, non identifiable, certainement étranger à cette ville. Une vingtaine d'hommes taiseux s'avancent, sans insigne, en treillis, couverts de la tête aux pieds d'uniformes neufs, armés comme une unité d'élite. L'un d'eux a fixé sur son casque une lunette de vision nocturne. Ils ne regardent pas le ciel, eux, mais les immeubles avoisinants, en quête de snipers. Et voilà qu'un coup de feu retentit, puis un second. Panique. Les hommes se collent le long des murs, les habitants fuient en criant. On apprendra que d'autres combattants armés ont tiré par mégarde. On n'en saura pas plus. Comme on ne saura pas ce qui est arrivé à un carrefour, non loin de là, où un conducteur serait mort en raison de tirs non identifiés. L'anarchie n'est pas propice aux recoupements.

« LE FASCISME NE PASSERA PAS »

Plongés dans une tension asphyxiante, les habitants semblent coupés du reste de l'Ukraine. Certains montent la garde aux barrages, les femmes se retirant à la nuit tombée. D'autres se rassemblent à proximité du poste de police, à deux pas de la place centrale où seul Lénine reste de marbre. On se compte, on s'inquiète, on macère. Un drapeau de la « République populaire de Donetsk » est accroché à une montagne de rondins de bois. « No NATO [OTAN] », « le fascisme ne passera pas », disent des affiches.

Pendant ce temps, sur les réseaux sociaux ukrainiens, la géopolitique en 140 signes triomphe. La stratégie russe est commentée frénétiquement. Moscou a des visées claires : déstabiliser, voire empêcher l'élection présidentielle du 25 mai ; multiplier les incendies dans l'est du pays, pour placer Kiev devant le fait accompli de la fédéralisation du pays. Mais ces jumelles géopolitiques négligent la route entre Sloviansk et Donetsk. Une chose saute au visage : le rôle déterminant des civils, des habitants locaux. Au fil des heures, les barrages se renforcent. On contrôle négligemment les coffres des voitures. Quelques hommes sont armés. En dehors des fusils de chasse, on distingue des klachnikovs. Les pillages ont été productifs.

Kramatorsk est l'une des villes moyennes inscrites sur la carte des troubles. Comme Sloviansk, elle vit des constructions mécaniques. Le poste de police a été pris samedi par un commando d'une dizaine d'hommes armés, professionnels. Dimanche, on a vu un fonctionnaire en uniforme sortir tranquillement du bâtiment, ainsi qu'une voiture banalisée du garage. Des dizaines de locaux veillent aux abords. Maksim R. arrive de Donetsk, où il participait à l'occupation de l'administration régionale. Il pensait se reposer ce week-end à la maison, mais un front s'ouvre. Il vient aider. Entre ses doigts, il tient un thé chaud, préparé par des volontaires.

Maksim, 41 ans, travaille dans une fabrique de réparation d'équipements pour la métallurgie. Il touche 300 euros par mois. « J'espère que tout va bien finir, dit-il. On veut tous un référendum sur le statut de l'Est, pour la fédéralisation et une coopération étroite avec la Russie. Je ne suis ni pour l'Ukraine ni pour la Russie. Je ne veux pas que des bandits viennent chez moi. » Ce divorce national, Maksim le pousse jusqu'à la caricature. « L'Ukraine occidentale se différencie beaucoup de nous. Ils sont catholiques et pour le fascisme. On est orthodoxe et contre le fascisme. Pendant la guerre, on était de différents côtés de la barricade. »

POSITION CATATONIQUE DE KIEV

Face à cette situation tragique mêlant grand dessein russe et dynamiques locales, les autorités à Kiev semblent à bout de souffle. Et ce, depuis un mois et demi. Elles ont tardé à retirer les soldats de Crimée. Elles ont tardé à rassurer les habitants de l'Est. Lorsque le premier ministre, Arseni Iatseniouk, a fini par apparaître à Donetsk vendredi, la contestation se nourrissait elle-même. Enfin, les autorités ont tardé, ou n'ont pas pu répondre à la prise de bâtiments publics.

Sans véritable armée, ne pouvant s'appuyer sur un soutien militaire occidental, incapable de s'assurer la loyauté des services (SBU) ni de la police, Kiev paie le noyautage de ses structures de sécurité par la Russie et la puissance des féodalités régionales. On ne rattrape pas en quelques semaines le mal toléré pendant plus de vingt ans. D'autant que la capitale a choisi une position catatonique : les palabres stériles, par le gouverneur oligarque Sergueï Tarouta, et les ultimatums jamais exécutés. Un assaut contre les bâtiments saisis le 6 avril, à Lougansk et à Donetsk, aurait pu provoquer un bain de sang. Mais l'inaction a démonétisé encore davantage la parole officielle. Il est minuit pour l'Ukraine.


- Source : Le Monde

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