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Au Brésil, «c’était bien un coup d’État !»

Auteur : Le Monde Diplomatique | Editeur : Walt | Vendredi, 25 Août 2023 - 20h59

C’est une décision passée largement inaperçue, y compris au Brésil où l’on aurait compris qu’elle fasse la «une». Le 21 août 2023, le Tribunal régional fédéral de la première région (TRF-1) a balayé la plainte pour «pédalage budgétaire» pesant contre Mme Dilma Rousseff – une accusation qui avait justifié la destitution de l’ancienne présidente, en 2016. En d’autres termes, la justice brésilienne vient de confirmer la nature de cet épisode récent de la vie politique brésilienne : un coup d’État.

Retour sur les faits. Héritière politique de l’ancien président Luis Inácio Lula da Silva, du Parti des travailleurs (PT, gauche), Mme Rousseff est élue en 2010. Son projet politique se caractérise par une accentuation du modèle «néo-développementiste» initié par son prédécesseur : une forme d’interventionnisme de l’État dans l’économie destiné à favoriser l’essor d’un secteur industriel encore rachitique au Brésil. La clef de voûte de son projet ? Réduire les taux d’intérêt, exorbitants, qui freinent les investissements productifs et gavent le secteur financier. À commencer par les détenteurs de la dette interne, environ vingt mille familles, dont la rémunération – qui dépend desdits taux d’intérêt – accapare près d’un tiers du budget fédéral (1). «Nous projetons de revenir à une situation où les niveaux de profits seront normaux. Cela signifie que certains d’entre nous vont devoir investir dans des activités productives qui bénéficient également au reste du pays», explique Mme Rousseff au Financial Times le 2 octobre 2012 (2). Pour les spéculateurs, l’équivalent d’une déclaration de guerre.

À l’époque, la présidente brésilienne mise sur le soutien d’un patronat industriel et «patriotique», qui accepterait d’investir et de voir les salaires augmenter de façon à pouvoir écouler sa production sur le marché interne, contre le secteur de la finance, internationalisé et sans conscience nationale. Ses efforts pour séduire les «bons patrons» décoiffent jusqu’au très libéral Veja : «La présidente a fait  tout ce que les entrepreneurs exigeaient, constate l’éditorial du magazine le 12 décembre 2012. Ils voulaient que les taux d’intérêt baissent ? Ils ont baissé, à des niveaux records. Ils souhaitaient des taux de change favorables à l’exportation ? Le dollar a dépassé les 2 réaux. Ils réclamaient une baisse des coûts salariaux ? Ceux-ci ont été réduits dans plusieurs secteurs d’activité». Pourtant, ni la production industrielle ni l’investissement privé n’augmentent. Membre du PT, M. Valter Pomar n’est pas vraiment surpris. «Les patrons rencontrent une vraie difficulté : ils sont capitalistes. Il ne serait pas responsable de leur part de choisir une autre voie que celle qui optimise la rentabilité», nous explique-t-il (3). Au Brésil comme ailleurs, la financiarisation de l’économie a effacé l’opposition entre capital industriel et spéculatif. Miser sur des produits financiers s’avère beaucoup plus rentable que d’investir dans l’appareil de production… Une fois n’est pas coutume, le patronat refuse donc de «jouer le jeu».

Ce retournement fera-t-il couler autant d’encre que les accusations de corruption qui avaient permis de ternir l’image du PT aux yeux des Brésiliens ? Rien ne le suggère.

Mme Rousseff pensait diviser le secteur privé, elle l’unit contre elle. Ses représentants au Congrès (4), où le PT n’a jamais eu la majorité, cherchent le moyen de se débarrasser d’elle. Puisque le PT demeure inamovible électoralement, cela prend la forme d’une instrumentalisation de la justice. Avec l’aide des États-Unis, soucieux de fragiliser les grands groupes brésiliens, des procureurs brésiliens mettent au jour divers «scandales de corruption». Ceux-ci entachent les groupes Petrobras et Odebrecht (5), ainsi que la réputation de l’ancien président Lula da Silva – ce qui l’empêchera de concourir au scrutin présidentiel de 2018, alors qu’il sortira blanchi de toutes les procédures.

De son côté, Mme Rousseff se voit reprocher une acrobatie comptable, pratiquée par tous ses prédécesseurs, visant à améliorer le bilan comptable de l’État en faisant supporter à des banques publiques certaines des dépenses du gouvernement. L’accusation justifie une procédure de destitution, qui aboutit le 31 août 2016. Le vice-président Michel Temer prend la présidence et orchestre «un épisode de régression sociale sans précédent dans l’histoire récente» (6) du Brésil, selon M. Guilherme Boulos, ancien coordinateur du Mouvement des travailleurs sans toit (MTST) et député du Parti Socialisme et Liberté (PSOL) depuis le 1er février 2023. Mme Rousseff était pourtant innocente, le TRF-1 vient de l’établir.

«C’était bien un coup d’État», titre le site du PT (7). Ce retournement fera-t-il couler autant d’encre que les accusations de corruption qui avaient permis de ternir l’image du PT aux yeux des Brésiliens ? Rien ne le suggère. Comme le souligne le journaliste Brian Mier sur Twitter, la nouvelle n’occupe que quelques lignes sur la première page du quotidien Folha de S. Paulo, qui avait pourtant «consacré des centaines d’articles, en Une, pour relayer les accusations de corruption contre Dilma». (8)

Notes:

  1. Lire «Le Brésil, ce géant entravé», Le Monde diplomatique, mai 2009
  2. Joe Leahy, «FT Interview : Dilma Roussef», 2 octobre 2012
  3. Cité dans «Une dépendance aux matières premières jamais résolue», Le Monde diplomatique, janvier 2016
  4. Lire Lamia Oualalou, «Au Brésil, «trois cents voleurs avec des titres de docteur », Le Monde diplomatique, novembre 2015
  5. Lire Anne Vigna, «Au Brésil, les ramifications du scandale Odebrecht», Le Monde diplomatique, septembre 2017
  6. Lire Guilherme Boulos, «Le double défi de la gauche brésilienne», Le Monde diplomatique, janvier 2007
  7. Site du Parti des travailleurs, «Foi golpe ! Dilma é inocentada na ação sobre «pedaladas fiscais», pt.org, 22 août 2023
  8. Brian Mier, Twitter, 23 août 2023

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