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Vendredi, 29 Mars 2024

L’Amérique latine et la renaissance du «tiers-monde»

Auteur : Juan J. Paz y Miño Cepeda | Editeur : Walt | Jeudi, 11 Mai 2023 - 17h52

Point de vue Suisse accompagne avec un grand intérêt les efforts des peuples du Sud global pour réaliser les objectifs fixés dans la Charte de l’ONU : maintien de la paix mondiale, sécurité internationale et progrès économique et social de tous les peuples. Les pays du Sud observent avec attention les réactions de l’Occident face aux énormes changements de pouvoir et aux bouleversements qui ont été et seront provoqués par l’irrésistible stratégie d’avancée de l’ancienne colonie chinoise vers la modernité et par le développement turbulent de la Russie, du déclin de l’Union soviétique à l’ère Poutine. L’ancien colonialisme européen, aujourd’hui transatlantique et néolibéral, a causé d’immenses souffrances aux peuples d’Afrique, d’Amérique centrale et latine ainsi que d’Asie. Le « tiers-monde » espère à juste titre passer d’un ordre mondial unipolaire imposé à un nouvel ordre mondial multipolaire offrant plus de sécurité et des conditions de vie plus dignes. Point de vue Suisse publie librement des articles d’auteurs de différentes régions du monde reflétant ces évolutions.

Dans l’article ci-dessous, l’historien et analyste équatorien Juan José Paz y Miño Cepeda défend la thèse selon laquelle l’essor du « tiers-monde » est désormais possible sur fond des concepts des pays non-alignés et de l’évolution vers un monde multipolaire.

Arrêt sur Info

***

par Juan José Paz et Miño Cepeda

C’est l’Espagne qui a le plus profité du colonialisme européen dans le sud de l’Amérique du Nord et en Amérique du Sud. Le territoire de l’actuel Brésil est allé au Portugal et les Caraïbes sont restées un territoire disputé entre les puissances coloniales. Les processus d’indépendance en Amérique latine et dans les Caraïbes entre 1804 et 1824 – après l’indépendance des États-Unis en 1776 – ont marqué la fin historique du colonialisme européen sur le continent. L’indépendance de certains territoires, comme celle des deux Guyanes, du Suriname et des îles Malouines, restait à obtenir ; les îles de Cuba et de Porto Rico ont été libérées en 1898.

Décolonisation tardive en Afrique

La colonisation européenne du continent africain peut se prévaloir d’une longue histoire. C’est la conférence du Congo de 1884 à Berlin qui a réglé le partage de ce continent entre les États impérialistes européens de l’époque. On voulait éviter les conflits entre les puissances coloniales. Les bénéficiaires étaient, dans l’ordre, la France, le Royaume-Uni, le Portugal, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie et l’Espagne. Les processus d’indépendance de presque tous les pays, qu’il vaudrait mieux appeler décolonisation africaine, n’ont eu lieu qu’à partir des années 1950 et ont duré jusque dans les années 1990. Plusieurs de ces processus ont été sanglants.

Les conditions du sous-développement

La libération des pays d’Amérique latine a permis de construire des États-nations malgré les dépendances créées au XIXe (Angleterre) et au XXe (États-Unis) siècle. Ceux-ci ont pu, à différentes époques, mener une politique souveraine et moderniser leur économie dans une relative autonomie. Cela n’a pas été le cas pour le continent africain dans son ensemble, car sa libération tardive a entravé le progrès global. Sur les deux continents, la colonisation européenne a créé les conditions du sous-développement, de la dépendance et de profondes divisions sociales dans presque tous les pays.

Des pays non-alignés voient le jour

Depuis l’émergence du « tiers-monde » à la conférence de Bandung de 1955 en Indonésie, qui a donné naissance au mouvement des pays non alignés, un long processus de mise en commun des forces, des volontés, des consciences et des politiques s’est développé, amenant les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine à revendiquer le respect de leur souveraineté, de leur indépendance et de leur autonomie, dans le but de construire leurs propres systèmes économiques et régimes politiques.

La « guerre froide », divisant le monde en pays « libre » et « démocratique » et en pays soumis à l’« esclavage communiste », a longtemps été un obstacle. Une dualité construite par les États-Unis avec le soutien des puissances capitalistes d’Europe occidentale a vu le jour. Ils ont ainsi pu justifier, pour faire valoir leurs intérêts, les interventions directes ou indirectes qu’ils mènent depuis des décennies dans les pays « sous-développés ».

Principaux processus historiques contemporains

La dualité du monde créée par la guerre froide s’est effondrée avec la chute du socialisme soviétique et est-européen. La mondialisation transnationale qui s’en est suivie semblait triompher pour toujours. Mais la montée en puissance de la Chine, de la Russie, des pays du BRICS et des pays du «tiers monde», qui s’est imposée comme jamais auparavant depuis le début du XXIe siècle, a de nouveau modifié la carte du monde. Aujourd’hui, les puissances occidentales traditionnelles ne peuvent plus imposer leurs idées et leurs intérêts comme dans le passé immédiat.

Cette situation est le résultat d’une série de processus historiques contemporains, dont certains sont mis en évidence ici:

  • Les expériences d’interventionnisme ont suscité un rejet et une résistance croissants parmi les peuples d’Amérique latine.
  • Les progrès de l’éducation et des technologies de la communication sensibilisent les citoyens et rendent l’information et le savoir accessibles à tous, ce qui rend les tentatives de tromperie plus difficiles, voire impossibles.
  • La modernisation économique et le progrès matériel favorisent les décisions autonomes, élargissent les relations entre les pays et varient les « dépendances ».
  • Les marchés créent de nouvelles relations. Il en résulte des mouvements sociaux ainsi que des forces progressistes et démocratiques (généralement identifiées à la gauche) misant sur un changement de société.
  • De nouveaux gouvernements et projets visant à renforcer la souveraineté sont mis en place.
  • En Amérique latine, une identité régionale se développe.

Les pays du Sud réclament la dignité

Dans ces nouvelles conditions de développement mondial, les anciennes puissances coloniales sont remises en question. Rien que la semaine dernière, des événements sans précédent se sont multipliés : Le président français Emmanuel Macron a déclaré lors d’une tournée dans quatre pays africains (anciennes colonies) qu’il souhaitait réduire la présence militaire française et a remis en question le rapprochement de ces pays avec la Russie et la Chine.

En République démocratique du Congo, le président Félix Tshisekedi s’est opposé à lui et a demandé qu’il soit respectueux et que « la façon dont l’Europe nous traite doit changer » (1,2). En Afrique de l’Ouest et du Nord, les manifestations de rue contre la France se multiplient. Le président namibien Hage Geingob a lui aussi réprimandé l’ambassadeur allemand qui s’é tait plaint du fait qu’il y avait plus de Chinois que d’Allemands dans le pays. (3)

Avec une audace unique, la députée républicaine américaine María Elvira Salazar a averti le gouvernement argentin que les États-Unis ne resteraient pas les bras croisés face à ce « pacte avec le diable », si l’Argentine construisait une usine pour la production d’avions de combat chinois, et qu’« il existe deux mondes : le monde libre et le monde des esclaves ». « J’espère que les Argentins resteront dans le monde libre», a-t-elle menacé » (4), ce à quoi le porte-parole du gouvernement argentin a répondu clairement.(5)

Le Mexique – un pays libre et souverain

Les républicains Lindsey Graham (Caroline du Sud) et John Neely Kennedy (Louisiane) ont proposé que l’exécutif américain puisse autoriser le recours à la force armée pour intervenir au Mexique contre le trafic de drogue. (6)

Le président Andrés Manuel López Obrador a réagi en des termes qui reflètent le sentiment général des peuples latino-américains. Il a critiqué la « manie » et la « mauvaise habitude » des États-Unis de « se prendre pour le gouvernement mondial » et a ajouté : « Mais ce qui est encore plus grave, c’est qu’ils veulent intervenir par la force militaire dans la vie publique d’un autre pays. En d’autres termes, ils envahissent un pays étranger sous prétexte de traquer des trafiquants de drogue terroristes. C’est bien sûr de la pure propagande. Nous devons rejeter toutes ces prétentions interventionnistes ». Et de conclure : « Le Mexique n’est ni un protectorat ni une colonie des États-Unis. Le Mexique est un pays libre, indépendant et souverain. Nous ne recevons d’ordres de personne ». (7,8,9)

La pression exercée sur l’Amérique latine pour qu’elle prenne position sur la guerre en Ukraine vise également à positionner la région dans le sens des intérêts du monde occidental. La région souhaite toutefois conserver son statut de zone de paix sans être accaparée par une puissance étrangère. Être impliqué dans un conflit va à l’encontre des intérêts souverains de l’Amérique latine, même si la guerre a déjà été condamnée au niveau régional.

L’essor inexorable du « tiers-monde »

Il est évident que les pays jusqu’ici dépendants connaissent un essor lent mais historiquement inéluctable, rendu possible par l’effondrement de l’hégémonie occidentale et l’émergence d’un monde multipolaire. Dans ce « Mundus Novus » naissant du XXIe siècle [« Nouveau Monde » est le titre du récit de voyage de Amerigo Vespucci de 1502], les idéaux de la conférence de Bandung gagnent en force et méritent d’être renouvelés.

Cette évolution crée les conditions d’un rapprochement de l’Amérique latine avec les autres nations du « tiers-monde », dans le but de créer un front géopolitique qui ait également un impact sur la scène internationale, sur la base de nouvelles formes d’intégration politique pour la défense des souverainetés, contre les intentions des puissances occidentales de diviser le monde, une fois de plus, entre le bloc supposé de la « démocratie » et la « sphère diabolique » des régions de l’« autoritarisme ».

Notes:

  1. https://bit.ly/3mCPTVQ
  2. https://bit.ly/3LdQ6ZQ
  3. https://bit.ly/3yspCMP
  4. https://bit.ly/3ZVwFZN
  5. https://bit.ly/3JoIano
  6. https://bit.ly/3ZxmpqV
  7. https://bit.ly/3JqHihP
  8. https://bit.ly/3SZD6sP
  9. https://bit.ly/3YzyQBv

L’Equatorien Juan José Paz y Miño Cepeda est titulaire d’un doctorat en histoire contemporaine de l’Université de Saint-Jacques de Compostelle. Il est coordinateur académique de l’Association des historiens d’Amérique latine et des Caraïbes (ADHILAC) en Equateur. Il est également membre à part entière de l’Académie nationale d’histoire. Il a été doyen de la faculté de communication, d’art et de sciences humaines de l’Université UTE de Quito. Il a également été chroniqueur urbain et a été professeur invité dans plusieurs universités d’Amérique latine, d’Amérique du Nord et d’Europe. Juan José Paz y Miño Cepeda est considéré comme l’un des fondateurs de l’«histoire immédiate». Il a écrit de nombreux livres et articles sur l’Equateur et l’Amérique latine.

Traduction Point de vue Suisse


- Source : Historia y Presente

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