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Samedi, 20 Avr. 2024

Censure totale

Auteur : Patrick Lawrence | Editeur : Walt | Jeudi, 23 Févr. 2023 - 23h36

Lorsque je me suis réveillé dimanche matin en apprenant que YouTube avait censuré une longue interview que Seymour Hersh avait réalisée pour Democracy Now au motif qu’elle ne respectait pas les « normes communautaires » de la filiale de Google et qu’elle était, de surcroît, « offensante », mon esprit est entré en ébullition.

J’ai pensé à l’affaire du New York Post, en octobre 2020, trois semaines avant l’élection présidentielle, lorsque Twitter, Facebook et les autres grandes plateformes de médias sociaux ont bloqué le plus ancien quotidien américain après qu’il eut rapporté le contenu accablant et politiquement préjudiciable de l’ordinateur portable de Hunter Biden.

J’ai pensé à ce que nous appelons aujourd’hui « l’industrie de la désinformation » et à toutes ces organisations diaboliques – PropOrNot, NewsGuard, Hamilton 68, etc. – qui, dotées de barbouzes occupant des postes à responsabilité et jouant le rôle de conseillers, se consacrent à discréditer les journalistes dissidents et les publications indépendantes en tant que vecteurs de la propagande russe.

Et puis j’ai pensé à une histoire qu’une connaissance russe m’a racontée un après-midi autour d’un verre lorsque j’étais à Moscou il y a quelques années. Leonid était professeur de sociologie à l’université d’État de Moscou et avait servi le Comité central et le Politburo dans diverses fonctions consultatives pendant l’ère soviétique. Leonid savait, pour ainsi dire, comment surfer sur les vagues et il savait de quoi il parlait. Il avait également un merveilleux sens de l’humour et une perception très développée des ironies infinies de la vie.

Permettez-moi de vous raconter son histoire et de faire le lien avec l’exposé de Hersh sur l’opération Nord Stream du système Biden et les autres cas que j’ai mentionnés.

Nous avions parlé de la presse, en Russie, en Amérique, en Asie et ailleurs, échangeant des observations et comparant nos notes. C’est alors, dans le bar du vieil hôtel Metropol que Leonid a raconté une histoire qu’il pensait que je trouverais utile ou amusante, ou les deux.

Souvenirs de l’hôtel Métropole

 

Pendant l’une des périodes de détente soviéto-américaine, dans les années 1970, le département d’État a proposé à deux fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères de faire une tournée des États-Unis. Ils ont visité cinq villes – New York, Washington, Chicago, Los Angeles et San Francisco. Et les responsables du département d’État ont pris soin de montrer à leurs invités le genre de choses que le département d’État voudrait que les visiteurs soviétiques voient. Une certaine camaraderie s’est développée. Il est agréable de penser à cette scène, aussi impossible que de telles occasions soient devenues.

Lorsqu’ils atteignirent San Francisco et qu’il fut temps de faire leurs adieux, les gardiens du département d’État demandèrent aux deux Soviétiques quels aspects de la vie américaine ils trouvaient les plus remarquables. Les Soviétiques ne semblent pas avoir hésité avant de répondre.

En Union soviétique, ont-ils dit, tous les journaux sur 11 fuseaux horaires disent la même chose tous les jours parce qu’ils sont soigneusement censurés. On raconte systématiquement ce qu’il faut dire et ce qu’il faut laisser de côté. Ici, en Amérique, la presse est libre. Nous n’avons vu aucun signe de censure dans toutes les villes que vous nous avez montrées. Et pourtant, où que nous soyons, lorsque nous prenons un journal, ils disent tous la même chose. De New York à la Californie, rien de ce que nous avons lu n’est différent.

À l’évidence, il y avait une censure imposée de l’extérieur et une censure imposée de l’intérieur, et les deux bureaucrates soviétiques étaient fascinés de voir, de visu et pour la première fois, cette dernière à l’œuvre. La censure brutale n’est pas belle à voir, voulait dire Leonid, ma connaissance russe. Mais la censure invisible est tout aussi efficace.

Tout le monde dans le journalisme traditionnel sait où se trouvent les bornes, comme j’aime à le dire, et si vous passez trop de temps au-delà, vous ne travaillerez pas très longtemps dans le journalisme traditionnel. Je me demande si Seymour Hersh, dont il est certain qu’il fait partie des grands journalistes de notre époque, n’aurait pas une idée à ce sujet.

Censure intériorisée

Cette question de la censure intériorisée, communément appelée autocensure, me fascine depuis longtemps. J’ai observé à maintes reprises des journalistes qui, se livrant pour le bien de leur carrière professionnelle, s’accoutument à entendre le langage silencieux qui leur dit ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire. Et puis, au fil du temps, on les voit exprimer avec vigueur des pensées et des convictions qui leur sont imposées, absolument convaincus qu’il s’agit de leurs propres pensées et convictions et qu’ils les ont acquises de manière indépendante.

Le désir ardent de l’esprit moderne de se conformer alors que nous restons certains de notre originalité et de notre individualité Philip Slater l’a évoqué dans son ouvrage The Pursuit of Loneliness, publié en 1970 et trop vite oublié. Il en est de même pour Erich Fromm dans Escape from Freedom, paru en 1941 et qui pourrait difficilement être plus pertinent à notre époque :

« Nous sommes fiers que, dans la conduite de sa vie, l’homme se soit affranchi des autorités extérieures, qui lui disent ce qu’il doit faire et ce qu’il ne doit pas faire. Nous négligeons le rôle des autorités anonymes telles que l’opinion publique et le « bon sens », qui sont si puissantes en raison de notre volonté profonde de nous conformer aux attentes que tout le monde a à notre égard et de notre peur tout aussi profonde d’être différent ».

Il m’est arrivé d’avoir des rédacteurs en chef autoritaires que j’aurais souhaité voir plus neutres qu’ils ne l’étaient, mais laissons de côté ce point mineur. Fromm et Slater s’intéressent à la psychologie collective dans laquelle l’autocensure puise son extraordinaire efficacité. Fromm parle de « conformité compulsive ».

Nous pouvons remonter jusqu’à Alexis de Tocqueville pour avoir une idée de la profondeur de l’enracinement de cette conformité chez les Américains. Ce faisant, nous ne pouvons être surpris ou mystifiés de constater ce que les visiteurs soviétiques ont noté il y a une cinquantaine d’années et ce que nous ne voyons pas, même si c’est à la vue de tous: les médias américains sont aussi rigoureusement contrôlés par les mécanismes de la censure interne que n’importe quel journal dans n’importe quelle société « autoritaire » que nous prétendons détester pour son manque de liberté.

Mais ce qui est arrivé à l’interview de Seymour Hersh sur Democracy Now le week-end dernier, au New York Post dans les dernières semaines de la campagne présidentielle de Joe Biden, et à de nombreux journalistes indépendants aux mains de l’industrie de la désinformation depuis que tout cela a pris forme il y a une demi-douzaine d’années, nous oblige à réfléchir à nouveau.

Il est communément admis que l’émergence des médias numériques depuis le milieu des années 1990, lorsque les premières publications de ce type sont apparues (et lorsque Robert Parry a commencé à publier Consortium News), nous a fait entrer dans une nouvelle ère. Et on peut entendre beaucoup de choses par là. Ne nous y trompons pas : malgré tout le bien que ces nouveaux médias ont fait et toutes les portes qu’ils promettent d’ouvrir, cette nouvelle ère sera celle d’une censure coercitive, imposée de l’extérieur, aussi lourde que celle à laquelle les Soviétiques en visite aux États-Unis avaient été confrontés il y a quelques années.

Avec le déclin de nos médias traditionnels, qui se sont asservis au pouvoir dans une mesure dont personne n’aurait pu rêver il y a quelques décennies, les médias indépendants tels que Consortium News représentent l’avenir de la Grande Ecriture, un point que j’ai soulevé à plusieurs reprises dans cet espace. Mais il me semble que les plates-formes numériques dont dépendent ces médias ont été des passifs aussi bien que des actifs dès le premier jour.

Les technologies ne sont pas neutres en termes de valeur. Jacques Ellul, l’anarchiste chrétien et intellectuel aux multiples facettes, a défendu cette thèse dans « The Technological Society », publié en anglais en 1964. Pour exprimer sa thèse de manière simple, les technologies ne sont pas vides de contenu autre que celui qu’on y met. Toute technologie contient implicitement une affirmation de l’économie politique et des circonstances matérielles qui l’ont produite.

En d’autres termes, les technologies dont disposent les journalistes indépendants sont des produits corporatifs. Elles sont vitales pour les praticiens indépendants en tant que moyens de diffusion, mais, comme nous l’apprenons chaque jour, l’accès à ces technologies peut être retiré à tout moment. Cette contradiction semble avoir échappé à beaucoup d’entre nous. Aujourd’hui, on nous presse de la reconnaître.

Ce faisant, nous sommes amenés à nous demander si la promesse d’un journalisme indépendant peut s’éteindre par le biais d’un système de censure totalitaire. Pensez-vous que cette phrase soit trop forte ? Ce n’est pas le cas de Marc Andreessen, fondateur de Netscape, la société de services web, et figure influente de la Silicon Valley. Au printemps 2022, Andreessen a envoyé cette note via Twitter :

« Je prédis des politiques de censure/deplatforming essentiellement identiques dans toutes les couches de la matrice Internet. Les FAI côté client et côté serveur, les plateformes de cloud computing, les CDN, les réseaux de paiement, les systèmes d’exploitation clients, les navigateurs, les clients de messagerie, à de rares exceptions près. La pression est intense ».

Je ne sais pas à quelle distance nous sommes du monde dont Andreesson nous met en garde. Mais peut-on dire que nous allons dans la direction qu’il prévoit ?

Je ne souhaite pas minimiser l’importance des médias indépendants, un point qui, je l’espère, est maintenant clair, mais pour retourner ces pensées dans un autre sens, c’est une chose d’intimider, d’annuler et de supprimer de toute autre manière les publications émergentes et c’en est une autre de censurer un journal traditionnel comme le New York Post et un journaliste de la stature de Seymour Hersh. Ma conclusion : la partie devient rude et risque de le devenir encore plus.

Il y a un autre facteur accélérant le rythme du dispositif de censure américain qui mérite d’être mentionné. Il s’agit du contexte général. Au moment où les médias numériques ont commencé à trouver leur place dans le discours public, les événements de 2001 avaient contraint l’imperium américain à faire marche arrière, et il a depuis lors adopté la position hostile des vaincus. Comme l’histoire nous l’enseigne, c’est à ce stade que les nations en déclin ont besoin de la loyauté de toutes les institutions économiques, politiques, industrielles et culturelles. Par conséquent, la ligne de démarcation entre l’État de sécurité nationale et les médias corporatifs ne s’est pas simplement estompée dans l’ère post-2001 : elle est maintenant plus ou moins éliminée, comme le montrent clairement des documents tels que les Twitter Files.

Sommes-nous surpris ? Nous ne devrions pas l’être. Question suivante : que devons-nous faire alors qu’une ère de censure totale semble s’ouvrir à nous ? S’abonner à la publication indépendante de votre choix serait un début consciencieux.

Traduction: Arrêt sur Info


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