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Mercredi, 24 Avr. 2024

Le lobby ouïghour - Partie 1

Auteur : Paul Lavoie | Editeur : Walt | Mercredi, 24 Mars 2021 - 07h34

Le texte qui suit est long et peut en décourager plusieurs. En le lisant, il apporte néanmoins la certitude, le tout dit sans trop de prétention, que tout ce dossier ouïghour, où on fait appel aux bons sentiments et demande à tous de s’indigner, n’est rien d’autre qu’une vaste entreprise de mystification. La Chine a peut-être ses défauts, mais ne mérite pas d’être diabolisée pour de viles raisons économiques. Après tout, les Chinois font aussi partie du genre humain.(Paul Lavoie)

Les ancêtres des Ouïghours [1] se taillent au milieu du 8e siècle un empire sur un territoire qui recoupe aujourd’hui la Mongolie. Une centaine d’années plus tard, leur alliance avec la Chine ne leur évite pas une défaite aux mains des Kirghizes qui les forcent à trouver refuge ailleurs. S’ils essaiment en plusieurs endroits d’Asie centrale, la plus grande partie d’entre eux migrent vers le Turkestan oriental alors sous contrôle arabe et où ils abandonnent le christianisme de tradition nestorienne pour l’islam. Le Turkestan oriental, qui est assujetti par intermittence à la Chine depuis le 1er siècle, est intégré définitivement à l’Empire chinois au milieu du 18e siècle et prend le nom de Xinjiang — en chinois « nouvelle frontière ». Concentrés dans les steppes, les montagnes et les déserts, ces gens vivent durant des générations en relatif isolement, ce qui explique peut-être qu’ils se désignent comme les habitants de tel ou tel lieu, jamais en fonction d’une identité commune. [2]

L’habitude prise au cours des années 1930 de se nommer « Ouïghours », en se réappropriant une appellation ancienne et oubliée, pave la voie à l’acquisition d’une conscience ethnique. Cette évolution apparaît cependant aussi lente que tardive. Bien qu’il y ait eu par le passé des révoltes spontanées, il faut en effet attendre la dernière décennie du 20e siècle pour que le nationalisme gagne une partie de la population ouïghoure, en même temps que déferle une vague de violences imputée à des extrémistes. S’il se nourrit des rêves que suscitent les républiques voisines d’Asie centrale accédant à l’indépendance lors de la chute de l’URSS, ce nationalisme semble surtout résulter des inquiétudes provoquées par l’arrivée massive au Xinjiang de Hans et du ressentiment face à une croissance économique dont les Ouïghours se sentent exclus.[3]

L’unité, une valeur absolue en Chine

L’ancien premier ministre français Jean-Pierre Raffarin, devenu spécialiste de la Chine, est amené à parler des Ouïghours lors de son témoignage en septembre 2018, à titre d’expert, devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale française.[4] Il explique que la Chine n’a pas la même vision de l’unité que les Occidentaux qui la réduisent à une simple stratégie pour obtenir un avantage, comme au football. « En Chine […] l’unité est la valeur absolue tandis que le diviseur est coupable. Je ne suis pas sûr que les Chinois apprécient leur pouvoir politique davantage que les Occidentaux le leur, mais ils savent que leur pays compte 1,4 milliard d’habitants et que l’unité est nécessaire pour qu’il soit gouverné. Aussi, y compris dans la masse populaire, celui qui divise met l’unité du pays en cause. » 

Raffarin fait alors observer que tout nouveau dirigeant étranger reçu par le gouvernement chinois se fait toujours interpeller sur le sujet de l’unité : « Le Tibet, les Ouïghours sont des questions essentielles pour nous parce que nous voulons l’unité ; vous-mêmes […] n’accepteriez pas qu’on évoque votre désintégration territoriale. » Bref, les Européens auront beau considérer le dalaï-lama comme le fils de Gandhi et la sainteté ambulante, il reste aux yeux de la Chine un dangereux agitateur et une menace de séparatisme. La Chine, qui vise par ailleurs à intégrer les musulmans, n’accepte pas qu’ils soient dirigés depuis l’extérieur, pas plus eux que tout autre minorité. « [Au] nom de l’unité, [les Chinois] sont capables des interventions les plus lourdes », concède néanmoins l’ancien premier ministre français. 

Poursuivant son témoignage, Raffarin plaide pour la prudence à l’égard de toute mesure prise contre la Chine sous le prétexte des droits de la personne. Tout État doit assumer une « éthique de responsabilité » et s’inquiéter d’effets non désirés. Un isolement de la Chine risque d’hypothéquer l’ONU et ses organismes, nuit au multilatéralisme, empêche toute réforme de l’OMC, met le monde occidental à la merci des GAFA américains. Il s’inquiète aussi de voir la Chine et les États-Unis, pour l’heure en guerre économique, s’entendre un jour au détriment des autres. « [Les] Américains ne sont pas des enfants de chœur et la Chine et les États-Unis s’espionnent depuis longtemps et par conséquent se connaissent parfaitement de l’intérieur. Le risque, qu’il ne faut pas prendre à la légère, est donc qu’ils s’entendent contre nous ou du moins que nous ne soyons pas les principaux bénéficiaires de leurs relations ».

Raffarin conclut en faisant remarquer que « si nous devons nous montrer exigeants sur ce qui se passe [en Chine], nous devons également l’être sur ce qui se passe chez nous où nous ne sommes pas exemplaires quant à la protection de l’individu ». Il illustre son propos au moyen d’un exemple. Les Chinois, qui ne connaissent pas les cartes bancaires et paient traditionnellement leur achat en liquide, se mettent en très peu de temps à le faire avec leurs portables. Le gouvernement chinois, dit-il, peut alors très bien savoir qui est un bon ou un mauvais citoyen. Cela peut sembler scandaleux vu du côté occidental. Pourtant quand on examine nos pratiques, le même phénomène d’acquisition de données sur chaque citoyen existe. La seule différence, c’est que « [chez] nous, ce n’est pas l’État mais le marché qui concentre ces données… », observe-t-il.

Avant de poursuivre, il faudrait peut-être compléter ce que dit Raffarin à propos de cette « obsession » chinoise à l’égard de l’unité. Elle ne s’explique pas uniquement par la difficulté, il est vrai réelle, à gérer une population de 1,4 milliard. L’histoire écrite de la Chine est vieille de 30 siècles et, aussi loin qu’on recule, le pays comporte la population la plus nombreuse sur terre. Première économie mondiale au début du 19e siècle, elle attise les convoitises des puissances étrangères — l’Angleterre surtout, mais aussi à divers degrés la France, le Japon et l’Allemagne — qui entreprennent de la conquérir et de lui faire connaître le même sort que l’Inde ou l’Afrique. Durant environ un siècle, soit des années 1840 aux années 1950, la Chine est dépecée, humiliée, voit sa civilisation millénaire florissante et brillante être détruite. Chat échaudé craint l’eau froide ! On peut alors parfaitement comprendre que la Chine n’accepte pas qu’on cherche à nouveau à morceler son territoire, surtout lorsque la machination vient des Occidentaux qui n’ont jamais eu rien à rembourser pour les torts commis envers elle aux 19e et 20e siècles.[5]

Le séparatisme et les droits de la personne : deux poids, deux mesures ?

Dès lors qu’elle est considérée comme contraire à son unité, la Chine « criminalise » toute forme de séparatisme, qu’il s’agisse de vouloir faire sécession, ou pour une communauté de vivre de façon séparée du reste de la société. Lors d’une rencontre en 2019 avec le premier ministre du Népal, pays voisin, le président chinois Xi Jinping ne paraît pas disposé à y changer quoi que ce soit : « Quiconque se livre au séparatisme dans une quelconque partie de la Chine sera réduit à l’état de poussière et taillé en pièces. Toute force extérieure qui soutient la scission de la Chine […] se berce d’illusions ». [6]

Si on se rappelle les propos de Raffarin, la Chine a l’habitude de d’abord signifier aux nouveaux dirigeants étrangers mis en sa présence toute l’importance qu’elle accorde à l’unité. Puis, elle les pique au vif en leur disant qu’ils n’aimeraient sans doute pas qu’on parle du démembrement territorial de leur propre pays. L’avertissement n’est pas sans calcul. La preuve en est que des mouvements indépendantistes, autonomistes, sécessionnistes, séparatistes de tous genres, certains actifs, d’autres en dormance, se rencontrent dans la plupart des pays membres de l’ONU.[7] Encore tout récemment, la France, à qui la Chine peut déjà rappeler les velléités indépendantistes de la Corse, adopte une loi contre le « séparatisme » de l’islam radical.

En matière de séparatisme et plus largement de droits de la personne, la Chine reproche régulièrement aux pays occidentaux leur « deux poids, deux mesures ».[8]  Elle n’a peut-être pas complètement tort. N’est-ce pas le même Raffarin qui évalue dans son ouvrage Chine : le grand paradoxe (Michel Lafon, 2020), paru peu après son témoignage à l’Assemblée nationale française, que les pays occidentaux fournissent d’excellents arguments à la Chine pour lui permettre de contrer leurs discours sur les droits de la personne ? 

Cela dit, il faut cependant admettre que les pays occidentaux et la Chine ne sont pas si différents quand il est question du droit à l’autodétermination, cette facette « positive » du séparatisme. Même si la charte des Nations unies parle « de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes », qu’un cas d’autodétermination surgisse et les pays glissent en toute vitesse leurs yeux vers le paragraphe de la même charte selon lequel on ne doit pas « intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ». Certes il peut arriver qu’un pays occidental devienne partisan de l’autodétermination si cela fait son affaire (ce qui est le cas des États-Unis à propos du Xinjiang, du moins en sourdine), mais le phénomène est moins fréquent.

Un exemple récent illustrant cette forte tendance des pays occidentaux à ne pas reconnaître le droit à l’autodétermination est celui de la communauté autonome de Catalogne, qui se déclare indépendante après un référendum en 2017. Aucun pays occidental ne la reconnaît. Quant à l’Espagne, elle emprisonne des membres du parti au pouvoir en Catalogne sans qu’aucun autre pays occidental ne proteste ou si peu. En mars 2021, le parlement européen vote à la demande de l’Espagne la levée de l’immunité de trois eurodéputés indépendantistes catalans, dont l’ex-président de la Catalogne. Le vote secret est suffisamment départagé pour amener à croire que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’a pas beaucoup compté dans la balance : 400 pour, 248 contre, 45 abstentions.  

Un second exemple récent est évidemment celui de la Crimée. Les pays occidentaux assujettissent la Russie à des sanctions depuis le rattachement de la Crimée à celle-ci. Pourtant, ce rattachement découle d’une décision prise en 2014 en bonne et due forme par les Criméens eux-mêmes — par référendum et à 95 % en faveur ! — et se fonde sur l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Pour ne pas déplaire à son 1,3 million de citoyens d’origine ukrainienne ni sans doute encourager d’une quelconque manière le Québec dont la flamme indépendantiste n’est jamais éteinte, le Canada se retrouve parmi les pays occidentaux les plus enclins à sanctionner la Russie et les moins disposés à prendre en compte le droit à l’autodétermination des Criméens. 

L’autodétermination de la Crimée, surtout si on la met en relation avec celle de la Catalogne, est une question intéressante. Outre d’aider à faire réaliser que chaque situation est différente et se résout « cas par cas », elle illustre une réflexion qu’on retrouve dans les études traitant du droit à l’autodétermination. Ces études affirment qu’il importe relativement peu qu’un peuple possède ou non le droit à l’autodétermination, puisque ce droit n’a de sens que si ce peuple réussit à l’exercer concrètement.[9] Dit autrement, c’est par l’efficacité à mettre en œuvre le droit à l’autodétermination qu’on l’acquiert, non par sa présumée existence ! Les Criméens ont réussi à le mettre en œuvre, les Catalans non, du moins pas encore n’en déplaise à l’Espagne. Dans le cas des Ouïghours, nul ne peut dire quoique ce soit pour l’instant.

Toujours à propos des Ouïghours dont le sort les enflamme, on peut avoir l’impression que les pays occidentaux soutiennent leur droit à l’autodétermination. Si on parcourt l’abondante littérature sur le sujet, on arrive plutôt à la conclusion qu’il est allégué par des médias, par des ONG, par des sympathisants à leur cause et par eux-mêmes, non par des États. Du reste, si on examine les positions exprimées à l’ONU lors de la tenue, apparemment fort orageuse, de la Commission sur le respect des droits de l’homme d’octobre 2020 et où est étudié le cas des Ouïghours, leur droit à l’autodétermination n’émerge pas des positions des divers pays comme justificatif.[10] Au fond, les Chinois n’ont pas tort de penser que les autres pays ne souhaitent pas plus qu’elle de se voir amputés d’une partie de leur territoire.

La « diaspora » ouïghoure

Dans les médias, on englobe souvent les Ouïghours installés en dehors de la Chine sous le vocable de « diaspora ». En anglais, le mot est encore plus fréquent qu’en français. Il n’empêche que le mot est orienté. À l’origine, il est employé pour désigner la situation des Juifs disséminés à travers le monde à la suite de leur persécution dans l’Antiquité. Puis, par métonymie, donc confusion entre ce qui est apparent et réel, on l’emploie pour un groupe ethnique dispersé à la suite d’une catastrophe ou d’un quelconque phénomène de rejet.

Il existe des communautés ouïghoures dans plusieurs pays en dehors de la Chine. On en retrouve dans les pays turcophones d’Asie centrale, en Turquie, au Pakistan, en Arabie saoudite, en Australie, en Amérique du Nord (on parle de 2000 personnes au Canada), au Japon, en Europe occidentale et dans les pays scandinaves. Sauf erreur, il n’existe aucune statistique fiable donnant le nombre d’individus de chaque communauté ni au total. 

La plus importante communauté se trouve au Kazakhstan (on parle de 225 000 personnes), la seconde en Turquie (on parle de 20 000 personnes).[11]  On lit parfois que le dixième de la population ouïghoure vit en dehors de la Chine.[12] En supposant que cela soit vrai, la proportion ne paraît pas atypique. On estime par exemple en 2006 que 2,7 millions de Canadiens résident en dehors du Canada, ce qui correspond, pour une population à l’époque de 33 millions, à 8 %, un chiffre pas très éloigné du rapport d’un pour dix.[13]  Ce qui est certain, c’est que le cas ouïghour ne se compare pas à celui de l’Ukraine dont la population s’expatrie de manière incontrôlée.

Une des difficultés à dénombrer les membres d’une quelconque communauté vient du fait que leur appartenance est changeante autant dans le temps que dans l’espace. Dans le cas de la communauté ouïghoure de Turquie, un universitaire français fait remarquer qu’une partie de ses jeunes ne parlent plus leur langue maternelle. Il fait aussi remarquer — l’entrevue date de 2016 — que les nouveaux arrivés « aspirent surtout à vivre normalement avec leur famille, à avoir un travail et parfois à pratiquer leur religion tranquillement ». On peut alors se questionner, autant pour ces jeunes que pour ces nouveaux arrivés, sur leur appartenance réelle à cette communauté censée les inclure.[14]

On situe le début de l’émigration contemporaine des Ouïghours à la venue de l’Armée populaire de libération au Xinjiang, autour des années 1950. Les gens plus aisés, associés au gouvernement local, s’opposent au communisme chinois et choisissent de rester fidèles à Tchang Kaï-chek. Avec leurs familles et leurs sympathisants, ils entreprennent à ce moment-là de se diriger par les montagnes vers l’Inde, le Tibet et le Pakistan. Le périple est beaucoup plus difficile que prévu et, en fin de compte, quelques centaines de personnes à peine réussissent à se rendre jusqu’au bout et à quitter le Xinjiang. Cet épisode institue la légende fondatrice d’une sorte d’« exode » ou de « début d’exil » des Ouïghours.

La communauté ouïghoure installée en dehors de la Chine ne constitue définitivement pas une diaspora, du moins dans le sens strict originel appliqué au peuple juif. A) Les Ouïghours ne sont pas tous dispersés, puisque la très grande majorité d’entre eux vivent dans leur pays d’origine. B) Les Ouïghours en dehors de la Chine ne vivent pas tous de l’espoir d’y revenir, particulièrement ceux installés dans un pays non limitrophe. Une bonne partie d’entre eux se trouvent à l’étranger pour des raisons économiques ou professionnelles, disposent de la citoyenneté de leur pays d’accueil, préfèrent souvent les pays offrant de meilleurs avantages aux demandeurs d’asile. C) Les Ouïghours vivant à l’étranger n’ont pas été chassés de la Chine ni n’ont vécu une tragédie collective les obligeant à la quitter. Cela est aussi vrai pour la première vague, consécutive à l’arrivée de l’Armée populaire de libération. Si certains disent qu’il s’agit d’une catastrophe, elle n’a pas visé uniquement les Ouïghours, mais toute une population cent fois plus nombreuse. Prétendre comme on le lit qu’ils ont été victimes d’un « exode forcé » [15] ne résiste pas à l’examen des faits.

Dilnur Reyhan, universitaire française d’origine ouïghoure et fermement engagée dans la cause ouïghoure, fait remarquer dans un article paru en 2012 que les représentants politiques ouïghours n’utilisent pas le terme diaspora et que celui-ci provient plutôt des médias. Elle n’en juge pas moins que, « politiquement parlant », son emploi a ses avantages. 1) Les Ouïghours installés à l’étranger entrent dans une seule case, ce qui renforce leur l’unité et leur identité collective. 2) L’appartenance à une diaspora devient pour eux une réalité, ce qui n’est pas le cas si on en parle comme des « réfugiés », terme s’appliquant en somme à peu d’entre eux. 3) Au nom d’une diaspora qui est partagée par tous les Ouïghours, les dirigeants à la tête des réseaux et institutions peuvent défendre une revendication politique commune et qui transcende chaque individu.[16]  

À lire une entrevue que cette même Dilnur Reyhan donne en 2021 au magazine féminin de mode et de beauté Marie-Claire et où elle l’utilise, on en déduit qu’elle a depuis 2012 assumé le mot « diaspora » et compris tous ses avantages.[17] Le mot revient d’ailleurs dans le dernier paragraphe de sa charte de solidarité avec les Ouïghours qu’elle a rédigée, et qu’elle demande aux maires et aux partis politiques français de signer : « Article 6 : Nous nous engageons à tout mettre en œuvre pour aider et protéger la diaspora ouïghoure vivant en France. »[18]  Les maires et partis politiques français doivent certainement être surpris de se faire demander d’« aider et protéger la diaspora ouïghoure vivant en France ». Contre qui ? Contre quoi ? Ils devraient savoir que, selon ce qu’écrit Dilnur Reyhan en 2012, le mot diaspora « porte, d’une certaine manière, un sens de victimisation ».[19] 

Le lobby ouïghour

La migration ouïghoure s’effectue par à-coup. Après la première vague des années 1950, une seconde se produit au début des années 1960, puis une troisième autour des années 1990 alors que la Chine ouvre ses frontières, qu’étudiants et gens d’affaires deviennent plus libres de voyager à l’extérieur. Au cours des années 1990, les communautés ouïghoures commencent à se regrouper en créant leurs propres organisations culturelles. Les développements informatiques permettent d’établir des liens entre les diverses communautés éparpillées et même avec les Ouïghours en Chine.

Il est assez surprenant qu’une minorité, la cinquième en importance parmi la cinquantaine de minorités qui composent la Chine, soit propulsée au-devant de la scène et devienne aujourd’hui une préoccupation partout en Occident. Il existe un ouvrage majeur qui explique comment cela a pu se produire, The Uyghur Lobby : Global Networks, Coalitions and Strategies of the World Uyghur Congress (Routledge, 2014). L’auteur, Julie Yu-Wen Chen, enseigne à l’Université d’Helsinki.[20] Dans son ouvrage, elle explique le rôle déterminant que le World Uyghur Congress — en français le Congrès mondial ouïghour (CMU) — joue dans cet engouement de tout l’Occident pour une minorité chinoise. Elle en explique aussi toutes les ramifications et toutes les stratégies. Le Congrès mondial ouïghour est un organisme fondé en Allemagne en 2004, visant à regrouper les organisations ouïghoures politiques et culturelles. [21]

À propos du Congrès mondial ouïghour, Yu-Wen Chen parle d’un « lobby », d’un groupe de pression. Elle explique que les Ouïghours installés à l’étranger et les organisations qu’ils fondent au cours des années 1990 sont divisés et que, s’ils s’entendent pour promouvoir l’autodétermination nationale, ils divergent sur tout le reste. Mais comme le courant dominant au sein des organisations locales est à l’effet de recourir à des moyens pacifiques, le Congrès mondial ouïghour réussit assez tôt à s’imposer en se concentrant sur la question nationale et en mettant de l’avant la protection des droits de la personne en Chine. 

Il se tisse alors autour du Congrès mondial ouïghour tout un réseau, impliquant des coalitions entre les organisations locales, des liens avec les ONG, des liens avec les médias et les instances politiques locales, où l’on met en œuvre des objectifs et des stratégies visant à réaliser les ambitions politiques du mouvement. En particulier, une pratique considérée comme déterminante consiste à exercer un impact sur l’opinion publique et sur les décideurs politiques de chaque pays où sont établies les organisations locales. Le succès va bien au-delà des espérances. Yu-Wen Chen montre qu’en recevant « la légitimité des démocraties libérales et des organisations gouvernementales internationales », le Congrès mondial ouïghour cesse d’être vu comme un joueur sans importance et est autorisé à parler dorénavant au nom de tous les Ouïghours, y compris ceux résidant en Chine, et à fabriquer en quelque sorte en leur nom le récit les concernant.

Depuis des années, voire depuis ses débuts, le Congrès mondial ouïghour est subventionné par le National Endowment for Democracy (NED). Il s’agit d’une sorte d’ONG liée au gouvernement américain — elle est fondée en 1983 sous le gouvernement Ronald Reagan — et en grande partie financée par le Congrès américain. On dit « grande partie », car il reçoit aussi des fonds de grands groupes du genre Google, Coca-Cola, IBM… On lit souvent que le NED est l’alternative « à manière douce » (soft-power) mise en place par les États-Unis pour remplacer la CIA, moins montrable. De toute façon, le NED ne fait pas mystère de ses accointances avec le Congrès américain ni de l’unanimité des deux partis américains à son sujet. « Depuis ses débuts », peut-on lire sur son site, « le NED est resté résolument bipartisan. Créé conjointement par les Républicains et les Démocrates, le NED est gouverné par un conseil d’administration équilibré entre les deux partis et bénéficie du soutien du Congrès à travers le spectre politique ».

On dit aussi sur son site que le « NED opère avec un degré élevé de transparence et de responsabilité reflétant la conviction de nos fondateurs que la promotion de la démocratie à l’étranger doit être menée ouvertement ». Tant mieux, car on retrouve aisément sur son site la liste, présentée ci-dessous, des projets soumis par le Congrès mondial ouïghour et financés par le NED depuis 2016. La transparence a malheureusement ses limites puisque le site ne semble pas permettre d’accéder au même genre de données pour les années antérieures. Peu importe, ce qu’on lit n’en constitue pas moins un éventail suffisant pour qu’on soit autorisé à penser que le Congrès mondial ouïghour est de mèche avec le gouvernement américain.

L’examen des projets affichés sur le site du NED est décidément instructif, confirmant qu’ils s’inscrivent parfaitement dans cette perspective de lobby que documente l’ouvrage de Yu-wen Chen. Le projet de 2016 vise à impliquer des ONG, la communauté internationale et les médias. Celui de 2017 vise à former des jeunes ouïghours à l’action militante (« surveiller, documenter et mettre en évidence »), aussi à influencer l’ONU et le Parlement européen. Le projet de 2018 reprend celui de 2017 en y ajoutant des interventions auprès de la communauté ouïghoure. Celui de 2019 vise à poursuivre la formation auprès des jeunes ouïghours pour mettre en évidence les violations des droits de la personne, et prévoit une conférence internationale sur les camps de concentration. Les sommes allouées pour ces projets par le NED ne sont pas négligeables : 320 000 $ en moyenne. 

Année : 2016

Montant accordé : 295 000 $

Titre du projet : Plaidoyer pour les droits de la personne ouïghours

Nom de l’organisation : Congrès mondial ouïghour

Région du projet : Asie

Pays du projet : Xinjiang/Turkestan oriental (Chine)

Objectif du projet : Idées et valeurs démocratiques

Description : Sensibiliser et soutenir les droits de la personne des Ouïghours au Turkestan oriental/Xinjiang. Le bénéficiaire organisera un séminaire international de formation sur les questions ouïghoures et les compétences en matière de plaidoyer. Ce séminaire permettra aux participants d’impliquer efficacement d’autres ONG de défense des droits de la personne, la communauté internationale et les médias dans les efforts de documentation et de défense des droits de la personne ouïghours.

Année : 2017

Montant accordé : 246 000 $

Titre du projet : Plaidoyer pour les droits de la personne ouïghours

Nom de l’organisation : Congrès mondial ouïghour

Région du projet : Asie

Pays du projet : Xinjiang/Turkestan oriental (Chine)

Objectif du projet : Idées et valeurs démocratiques

Description : Sensibiliser et soutenir les droits de la personne des Ouïghours. Le bénéficiaire organisera des séminaires de formation sur le leadership et le plaidoyer pour les jeunes ouïghours ; surveiller, documenter et mettre en évidence les violations des droits de l’homme au Turkestan oriental/Xinjiang ; et renforcer le plaidoyer sur les questions ouïghoures aux Nations Unies et au Parlement européen.

Année : 2018

Montant accordé : 9 000 $ Remarque : Ce montant est un supplément qui a été approuvé séparément.

Titre du projet : Plaidoyer pour les droits de la personne ouïghours

Nom de l’organisation : Congrès mondial ouïghour

Région du projet : Asie

Pays du projet : Xinjiang/Turkestan oriental (Chine)

Objectif du projet : Idées et valeurs démocratiques

Description : Sensibiliser et soutenir les droits de la personne des Ouïghours. Le programme organisera des séminaires de formation au leadership et au plaidoyer pour les jeunes ouïghours, suivra, documentera et mettra en évidence les violations des droits de l’homme au Turkestan oriental/Xinjiang, défendra les questions ouïghoures aux Nations Unies et au Parlement européen, et soutiendra et coordonnera la diaspora ouïghoure.

Année : 2018

Montant accordé : 354 000 $ Remarque : Il s’agit du montant total de la subvention et comprend un supplément qui a été approuvé séparément.

Titre du projet : Plaidoyer pour les droits de la personne ouïghours

Nom de l’organisation : Congrès mondial ouïghour

Région du projet : Asie

Pays du projet : Xinjiang/Turkestan oriental (Chine)

Objectif du projet : Droits de la personne 

Description : Sensibiliser et soutenir les droits de la personne des Ouïghours. Le programme organisera des séminaires de formation au leadership et au plaidoyer pour les jeunes ouïghours, suivra, documentera et mettra en évidence les violations des droits de l’homme au Turkestan oriental/Xinjiang, défendra les questions ouïghoures aux Nations Unies et au Parlement européen, et soutiendra et coordonnera la diaspora ouïghoure.

Année : 2019

Montant accordé : 380 000 $ 

Titre du projet : Défendre et plaider les droits de la personne des Ouïghours Nom de l’organisation : Congrès mondial ouïghour

Région du projet : Asie

Pays du projet : Xinjiang/Turkestan oriental (Chine)

Objectif du projet : Droits de la personne

Description : Sensibiliser et soutenir les droits de la personne des Ouïghours. L’organisation : mènera un plaidoyer international et régional sur les questions ouïghoures ; organiser le plaidoyer et la formation des capacités pour les jeunes ouïghours ; surveiller, documenter et mettre en évidence les violations des droits de la personne en cours au Turkestan oriental ; convoquer une conférence internationale sur les camps de concentration ; et fournir un soutien et une coordination à la diaspora ouïghoure.

Qui douterait encore des prétentions du Congrès mondial ouïghour à parler au nom de tous les Ouïghours de cette terre et de n’être qu’un banal lobby doit parcourir l’avis d’embauche ci-dessous, qu’on peut retrouver sur son site, et dont il doit lire certains passages : « une organisation internationale qui représente les intérêts collectifs du peuple Ouïghour », « [qui] défend les droits du peuple ouïghour », « un partenaire crédible et fiable pour la société civile, les États et les institutions internationales »…

LE CONGRÈS MONDIAL OUÏGHOUR EMBAUCHE ![22]

Le Congrès mondial ouïghour (CMO) est une organisation internationale qui représente les intérêts collectifs du peuple ouïghour au Turkestan oriental et à l’étranger et qui promeut les droits de l’homme, la liberté et une solution pacifique et non violente, fondée sur l’État de droit, au conflit du Turkistan oriental. Le CMO s’emploie à défendre les droits du peuple ouïghour dans divers forums et s’est imposé comme un partenaire crédible et fiable pour la société civile, les États et les institutions internationales. Nous recrutons actuellement pour le poste coordinateur/trice de projet (Paris, France). Voir ci-dessous pour plus de détails :

Coordinateur/trice de projet (Paris, France)

Date limite de dépôt des candidatures : 15 avril 2021

Date de début prévue : à déterminer

Position : Le CMO recherche actuellement un assistant de projet qui sera basé à Paris, en France.

Tâches et responsabilités principales

  • Élaborer et mettre en œuvre des projets de sensibilisation pour mobiliser les gouvernements, parlements, les organismes multilatéraux, la société civile et d’autres acteurs
  • Développer et mettre en œuvre des stratégies médiatiques et de communication pour un public mondial
  • Assurer la liaison avec la communauté ouïghoure de la diaspora
  • Rédaction de communiqués de presse et de déclarations officielles ainsi que de documents et de matériel de référence
  • Assurer la liaison avec les bureaux concernés sur les questions émergentes intéressant le CMO
  • Établir et maintenir des relations avec d’autres ONG
  • Représentation du CMO lors de réunions, d’événements externes, de présentations, de discours et d’entrevues médiatiques
  • Gérer la communication
  • Soutien dans le cadre d’autres tâches assignées

Le profit du candidat 

  • Au moins trois (3) ans d’expérience professionnelle dans des domaines pertinents (gestion, secteur des ONG)
  • Connaissance des institutions européennes et du système des droits de l’homme des Nations unies
  • Excellentes capacités d’organisation et d’analyse
  • Connaissance des outils de conférence en ligne comme Webex et autres
  • Bonnes aptitudes à la communication, à la négociation et à la rédaction
  • L’expérience en matière de défense des intérêts et de lobbying est un avantage
  • Parler couramment le français et l’anglais (l’ouïghour, le chinois, le russe ou le turc sont un atout)
  • Capacité à travailler de manière autonome et dans des délais serrés
  • Bonne connaissance des médias sociaux, des messageries électroniques, etc.
  • Un engagement à promouvoir les droits de l’homme pour le peuple ouïghour
  • La volonté de faire des heures supplémentaires en fonction de la demande est nécessaire
  • La connaissance de la situation des droits de l’homme concernant les Ouïghours et/ou en Chine est un avantage

Conditions générales : Poste à temps plein.

Demande : Les candidats qualifiés doivent soumettre, uniquement par courrier électronique (objet du courrier : « Candidature Coordonnatrice de Projet »), une lettre de motivation et un CV en français ou anglais à [email protected], et [email protected] au plus tard le 15 avril 2021. La date de début sera négociable, mais il est préférable que le candidat commence le plus tôt possible. Le CMO prendra en charge toutes les dépenses et autres frais liés au poste.

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Notes :

(1) Pour d’autres éléments relatifs au dossier ouïghour, on peut lire La Chine, les Ouïghours, le Xinjiang et la propagande : les faits d’abord. Le même article, complété par certaines informations concernant Tibet, se retrouve aussi sur le site belgo-luxembourgeois http://tibetdoc.org/index.php/politique/ouighours-et-tibetains/623-les-ouighours-et-son-precedent-tibetain-non-a-la-propagande-les-faits-d-abord .

(2) L’histoire des Ouïghours se différencie selon les points de vue ouïghour, chinois, turc et européen. 

(3) Voir par exemple : Artoush Kumul, « Le “séparatisme” ouïghour au xxe siècle : Histoire et actualité », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, no 25, 1998 ; Rémi Castets, « Le nationalisme ouïghour au Xinjiang : expressions identitaires et politiques d’un mal-être. », Perspectives chinoises, no 78, juillet-août 2003 ; Françoise Aubin, « L’arrière-plan historique du nationalisme ouïghour. Le Turkestan oriental des origines au XXe siècle », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, no 25, 1998.

(4) Compte rendu no 087 de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, 25 septembre 2018 : séance de 17 heures.

(5) Voir par exemple : https://www.mondialisation.ca/hong-kong-une-contre-revolution-qui-se-pretend-une-liberation/5636125 

(6) Rapporté par Le Figaro :  https://www.lefigaro.fr/international/chine-les-separatistes-seront-tailles-en-pieces-20191014 . 

(7) Patry, A. (2010). Le sécessionnisme au XXe siècle. Bulletin d’histoire politique, 18 (2), 157–182. Wikipédia fournit une liste des pays touchés.

(8) Voir par exemple : http://french.xinhuanet.com/2021-03/13/c_139807274.htm .

(9) Voir par exemple : Denis Monière, Pour comprendre le nationalisme du Québec et ailleurs, PUL, 2001, p. 57-64.  

(10) Voir par exemple : https://www.un.org/press/fr/2020/agshc4287.doc.htm .

(11) https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/42-1/SDIR/document-pertinent/10277108#_suppression_e 

(12) Voir par exemple : Frédérique-Jeanne Besson, « Les Ouïghours hors du Turkestan oriental : de l’exil à la formation d’une diaspora », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, no 25, 1998.

(13) Statistiques Canada : https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/11-008-x/2008001/article/10517-fra.htm#ftnt1bx 

(14) Entretien avec Rémi Castets de l’université de Bordeaux-Montaigne : https://asialyst.com/fr/2016/01/21/de-la-chine-a-la-turquie-exil-des-ouighours/ .

(15) Voir : Reyhan, D., Diaspora ouïghoure et identité diasporique, 2012 (https://grotius.fr/diaspora-ouighoure-et-identite-diasporique/#.YFEzdK_ATIU ).

(16) Voir : Reyhan, D., Diaspora ouïghoure et identité diasporique, 2012 (https://grotius.fr/diaspora-ouighoure-et-identite-diasporique/#.YFEzdK_ATIU ).

(17) https://www.marieclaire.fr/dilnur-reyhan-interview-ouighoures-sterilisation-forcee-chine-camps-de-concentration,1369633.asp 

(18) https://www.dropbox.com/sh/5ntr6jbs9c3lycb/AAA_o2ocoDQxZ3t2rMxP7c_ua?dl=0&preview=Charte+de+solidarit%C3%A9.pdf 

(19) Voir : Reyhan, D., Diaspora ouïghoure et identité diasporique, 2012 (https://grotius.fr/diaspora-ouighoure-et-identite-diasporique/#.YFEzdK_ATIU ).

(20) On peut consulter son site : https://researchportal.helsinki.fi/en/persons/julie-yu-wen-chen .

(21) Un article dans Voice of America de 2004 cite la responsable pour l’Asie du National Endowment for Democracy qui se félicite. « La capacité des groupes à se réunir à Munich pour la création du Congrès mondial ouïghour, je pense, doit être prise au sérieux », a-t-elle déclaré. « De toute évidence, c’est encore [à ses] débuts, mais je pense que c’est une grande réussite. »  Voir : https://www.voanews.com/archive/new-uighur-leader-calls-non-violent-opposition-china-2004-06-30 

(22) https://www.uyghurcongress.org/fr/le-congres-mondial-ouighour-embauche/ 


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