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Penser Machiavel, agir Mussolini

Auteur : Strategic Culture Foundation (Russie) | Editeur : Walt | Mardi, 15 Déc. 2020 - 13h34

En début de mois, la télévision libanaise al-Manar a diffusé des images des bases israéliennes en Haute-Galilée, filmées par un drone du Hezbollah. Une base israélienne à Brannite et un centre de commandement à Rowaysat al-Alam, dans le nord d’Israël, sont visibles sur ces images. Selon Southfront, dont l’expertise militaire est hautement considérée, le Hezbollah utilise aujourd’hui toute une série de drones, dont certains ont des capacités de combat. Des rapports suggèrent que le Hezbollah a mis en place une formidable force de drones furtifs et de missiles de croisière intelligents (avec le soutien de l’Iran). Le site militaire lié à la Russie, Southfront, conclut qu’aujourd’hui, le mouvement est mieux entraîné et équipé que de nombreuses armées dans le monde.

Israël est convaincu pour la première fois que la « prochaine guerre » ne se limitera pas au territoire libanais, que ses propres frontières seront violées et que des forces de combat offensives entreront dans les colonies et les maisons et affronteront les troupes israéliennes.

Il s’agit d’un « jeu d’échecs » géant – où prédominera probablement une combinaison de drones armés, de drones suicide et de missiles « intelligents » (plutôt que de chars, comme lors de la guerre de 2006). Dans sa thèse évolutive d’une nouvelle guerre avec le Hezbollah, Israël pense que tous ses terrains d’aviation seront bombardés par des missiles de précision. (Et il essaie donc d’obtenir des États-Unis quelques escadrons de la nouvelle génération de jets F-35B qui n’ont pas besoin de longues pistes, afin de tenter de garantir sa supériorité aérienne face à une éventuelle attaque de drones ou de missiles sur ses défenses aériennes).

Cela ne représente qu’un élément de la transmutation par l’Iran de toute attaque « militaire » israélienne ou américaine contre l’Iran en une « Pilule Rouge » suicide pour qui la lancerait. Tranquillement, alors que le monde entier se concentrait sur « The Big One » (armes nucléaires potentielles), au cours des quatre dernières années, l’Iran a construit un « essaim » conventionnel et « intelligent » (et virtuellement indétectable par les radars) de « fourmilières » de « micro » armes encerclant la région – de Gaza, Liban, Syrie et Irak au Yémen.

Bien qu’il soit empêtré dans les tergiversations européennes et américaines (obsédés par le cadre désormais dépassé de la « Big One » – le JCPOA), l’Iran a tranquillement inversé le calcul. Il en a les moyens maintenant. Et il a d’autres options commerciales (en regardant vers l’Est) qui s’offrent à lui. En revanche, Israël et ses « alliés » des États du Golfe sont sur la défensive.

Alors, quelle est la prochaine étape ? Une loi iranienne est entrée en vigueur, fixant un délai de 60 jours aux États-Unis pour lever les sanctions. Si les États-Unis ne le font pas, la loi stipule que l’Iran doit augmenter les niveaux d’enrichissement de l’uranium à 20% et limiter l’accès des inspecteurs de l’ONU à ses sites nucléaires. Pour Israël, ce nouveau paradigme exige des pourparlers rapides et confidentiels avec les États-Unis.

Certains en Israël ont clairement « compris » : dans l’une des réalités de l’écran partagé, tout tourne autour des armes nucléaires (sur lesquelles se concentre la politique américaine), mais sur un autre écran, c’est la dissuasion de la Pilule Rouge iranienne contre les États-Unis qui remettent l’option militaire sur la table.

Cependant, comme l’a fait remarquer le professeur Michael Brenner, « la politique étrangère a été mise à mal ces deux dernières années » aux États-Unis (l’Iran et le JCPOA étant la seule exception) : « Même sur cette dernière question, il y a peu de divergences d’opinions sur les deux propositions selon lesquelles l’Iran est un État hostile qui menace nos intérêts vitaux et que la disparition de l’État Islamique lèverait un grave anathème. Ce consensus est si répandu que la communauté des affaires étrangères a développé quelque chose qui se rapproche d’une immunité collective à la pensée critique. Les élites politiques, les think tankers et les gourous consultants chantent tous en chœur le même hymne. Les différences qui existent sont des variations à peine perceptibles sur les évaluations des menaces fondamentalement identiques ou sur les tactiques pour contrer ces prétendues menaces. La stratégie n’est nulle part visible ».

Aujourd’hui, nous sommes tous trop sensibles aux perspectives « techno-chauvinistes ». Parce qu’on nous dit sans cesse que la technologie – qu’elle soit militaire ou via un contrôle algorithmique – est le moteur irrésistible du changement. Par conséquent, nous ne pouvons tout simplement pas imaginer un avenir dans lequel la solution à nos problèmes ne serait pas de plus en plus la technologie (ou des armes plus nombreuses et plus performantes). Il est clair que les évolutions progressives en matière d’armement peuvent changer la donne sur le plan stratégique (cela vient de se produire) ; pourtant, la meilleure leçon que l’histoire puisse nous apporter est que l’avenir est déterminé par la dynamique culturelle et sociale, tout autant qu’il est façonné par la seule technologie.

Et tout comme les États-Unis connaissent leur « guerre » culturelle Bleu contre Rouge, le Moyen-Orient a ses propres guerres culturelles, qui sont exacerbées et rendues plus difficiles à résoudre par cette « oreille sourde » de Washington à la pensée critique qui insiste pour définir le monde qui l’entoure comme une lutte manichéenne entre les forces de la lumière et des ténèbres ; de la liberté contre le despotisme ; de la justice contre l’oppression et la cruauté.

Washington contemple sa propre image dans le miroir et jette un voile sur le reste du monde. Sa propre élection présidentielle n’est plus purement politique, mais elle est désormais configurée comme une « croisade » contre le mal cosmique – un diable, ou démiurge (Trump). Le point important pour le Moyen-Orient reste que ce que les États-Unis définissent comme « mauvais et malveillant » n’est peut-être rien de plus que la guerre culturelle d’autres sociétés (peu différente de celle des États-Unis) qui se déroule.

Le fait est que la technologie – qu’elle soit militaire ou financière – n’est souvent pas le facteur déterminant. La nation iranienne a été soumise à d’énormes pressions, mais elle a trouvé les ressources internes pour construire une solution (sa dissuasion par arme intelligente). Elle a fait preuve d’une énergie sociétale et culturelle. C’est important.

Jacques Barzun, le philosophe de l’histoire, pose la question : « Qu’est-ce qui fait une nation ? » Il répond à sa propre question : « Une grande partie de la réponse à cette question est : les mémoires historiques communes. Lorsque l’histoire de la nation est mal enseignée à l’école, ignorée par les jeunes, et fièrement rejetée par les anciens qualifiés, la conscience de la tradition ne consiste qu’à vouloir la détruire ».

Le numéro de décembre du magazine The Atlantic contient une interview du professeur Peter Turchin, qui est zoologiste. Il a passé le début de sa carrière à analyser la dynamique des populations. Pourquoi une espèce particulière de coléoptère habite-t-elle une certaine forêt, ou pourquoi disparaît-elle de cette même forêt ? Il a développé quelques principes généraux pour ce genre de choses, et s’est demandé s’ils pouvaient s’appliquer aux humains aussi.

Turchin a remarqué qu’il y avait un schéma récurrent qu’il appelle la « surproduction d’élites ». Cela se produit lorsque la classe dirigeante d’une société croît plus vite que le nombre de dirigeants dont elle a besoin. (Pour Turchin, le terme « élite » semble désigner non seulement les dirigeants politiques, mais aussi tous ceux qui dirigent des entreprises, des universités et d’autres grandes institutions sociales, ainsi que ceux qui se trouvent au sommet de la chaîne alimentaire économique). Comme le décrit The Atlantic :

« Une façon pour une classe dirigeante de se développer est biologiquement – pensez l’Arabie Saoudite, où les princes et les princesses naissent plus vite que ne peuvent être créés les rôles royaux. Aux États-Unis, il y a une surproduction d’élites grâce à une grande mobilité ascensionnelle dans les domaines de l’économie et de l’éducation : De plus en plus de gens s’enrichissent et de plus en plus s’instruisent. Aucun de ces phénomènes ne semble mauvais en soi. Ne voulons-nous pas que tout le monde soit riche et instruit ? Les problèmes commencent lorsque l’argent et les diplômes de Harvard deviennent comme des titres royaux en Arabie Saoudite. Si beaucoup de gens en ont, mais que seuls certains ont un réel pouvoir, ceux qui n’ont pas de pouvoir finissent par se retourner contre ceux qui en ont »…

Selon Turchin, le dernier élément déclencheur de l’effondrement imminent est généralement l’insolvabilité de l’État. À un moment donné, l’insécurité croissante devient coûteuse. Les élites doivent apaiser les citoyens malheureux par des subventions et des cadeaux, et lorsque ceux-ci viennent à manquer, les autorités doivent faire la police et opprimer les gens. L’État finit par épuiser toutes les solutions à court terme, et ce qui était jusqu’ici une civilisation cohérente se désintègre.

L’article de Turchin a voulu – et a effectivement – résonner comme une description des États-Unis dans leur état actuel. Pourtant, il décrit parfaitement une grande partie du Moyen-Orient – en particulier dans le contexte des prix faibles du pétrole. La région vit un désastre économique. Et non, les observations de Turchin ne s’appliquent pas seulement aux autocrates de la région, mais à certains égards importants – en matière de pauvreté et d’inégalité sociale – elles s’appliquent à Israël, autant qu’à n’importe qui d’autre.

La « guerre » culturelle consiste tout autant à savoir si une « vie » civilisationnelle est en déclin ou si elle est à la fois vivante et fertile.

Dans le sillage de la Révolution Iranienne, du 11 septembre et du « Printemps Arabe », Robert Worth note dans un long essai publié dans le New York Times que des dirigeants clés du Golfe comme Mohammad bin Zayed (MbZ) sont passés d’une ouverture initiale à l’Islam politique à la reconnaissance du fait que la voie des Frères Musulmans et celle de son propre cheminement vers le pouvoir féodal étaient tout simplement « incompatibles ».

MbZ s’est peu à peu montré implacablement hostile aux Frères Musulmans, à l’Iran, et s’est même méfié de l’establishment wahhabite en Arabie Saoudite. En 2013, MbZ était profondément inquiet pour l’avenir. Les soulèvements du Printemps Arabe avaient renversé plusieurs autocrates, et les islamistes politiques se levaient pour combler le vide. Worth développe :

« C’était une recette pour la violence apocalyptique ; et les puissances régionales ne faisaient pas grand-chose pour l’arrêter. La Turquie encourageait avec véhémence ses propres fervents islamistes et soutenait certains d’entre eux avec des armes. Tout comme le Qatar, le voisin pétrolier des EAU dans le Golfe Persique. Les Saoudiens étaient ambivalents, entravés par un monarque âgé et malade ».

« Il ne tardera pas à s’allier à Mohammed bin Salman, le jeune prince héritier saoudien connu sous le nom de MbS, qui est à bien des égards le protégé de MbZ. Ensemble, ils ont aidé l’armée égyptienne à destituer le président islamiste élu de ce pays en 2013. En Libye, en 2015, MbZ est intervenu dans la guerre, défiant l’embargo des Nations Unies et les diplomates américains. Il a combattu la milice de Shabab en Somalie, utilisant les ports commerciaux de son pays pour devenir un acteur important dans la Corne de l’Afrique. Il a rejoint la guerre saoudienne au Yémen pour combattre la milice houthie soutenue par l’Iran. En 2017, il a rompu une vieille tradition en orchestrant un embargo agressif contre son voisin du Golfe Persique, le Qatar. Tout cela visait à contrecarrer ce qu’il considérait comme une menace islamiste imminente ».

Bien sûr, tout cela, et le modèle d’armée « spartiate » du monarque formée par Sandhurst, ont fait de lui une star à Washington (bien que son succès ait décliné avec Obama, à cause du soutien de ce dernier à Morsi – et plus tard, à cause du JCPOA d’Obama, auquel MbZ s’est opposé).

Quelle était alors la riposte du Golfe et des Sunnites à cette imminente catastrophe de guerre culturelle ? MbZ a réalisé un rêve ambitieux : celui de « construire un État qui exposerait l’ensemble du mouvement islamiste en réussissant là où il a échoué ». Au lieu d’une démocratie illibérale – comme celle de la Turquie – il construirait son contraire, une autocratie socialement libérale, comme l’a fait Lee Kuan Yew à Singapour dans les années 1960 et 1970″. L’avenir était un choix binaire : répression ou catastrophe. Il a choisi la répression : « C’est la ‘guerre des cultures‘ », a-t-il dit.

C’était une civilisation cohérente, bien que minuscule, en train de se désintégrer. Une tradition culturelle du Golfe était en train d’être éviscérée afin de la protéger contre le « virus » islamiste et iranien ». Même Worth, qui a souvent visité la région, a décrit les habitants comme des « individus sans racines », errant dans les cavernes sous les tours de verre hyper-capitalistes. L’énergie s’estompe, la civilisation meurt doucement.

Mais pour le commentateur israélien Zvi Barel, la normalisation de MbZ avec Israël n’est que la continuation inévitable – une nouvelle trame dans la trame de la vision du monde de MbZ : « Sa haine pour les Frères Musulmans n’a d’égal que sa peur de l’Iran, dans lequel il voit une menace claire et immédiate pour les Émirats en particulier – et pour l’Islam sunnite en général ».

Au Moyen-Orient, les Chiites – en général – connaissent une renaissance, au moment même où le « vieil » establishment sunnite est pris de peur d’être submergé par les Chiites de la région. La virilité culturelle peut l’emporter sur la répression, comme le montre l’Iran. Et la réponse correcte à une résurgence culturelle n’est presque jamais une « option militaire ». La volonté de l’Iran d’affronter le JCPOA rend urgente une correction de la trajectoire occidentale. Cela va-t-il se produire ? À Washington, presque certainement pas : Nous devrons simplement nous battre en attendant les évènements, instablement et nerveusement, au bord de la falaise des demandes israéliennes et américaines de « confinement permanent ».

Traduit par Réseau International


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