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Jeudi, 28 Mars 2024

Cette révolution est-elle impensable ?

Auteur : Rafael Poch de Feliu | Editeur : Walt | Vendredi, 28 Févr. 2020 - 09h07

Le néo-libéralisme consiste en la rupture des consensus sociaux d’après-guerre. Il n’est pas disposé à négocier sur ce point et il n’y a pas de solution électorale à ce problème. Seuls l’imagination, l’audace et le rêve nous permettent de tester et d’anticiper ce qui, par définition, est toujours inattendu.

La grève française contre la régression que le Président Macron encourage maintenant dans le système des retraites, languit. Nous protestons depuis plus de dix semaines et la capacité de grève diminue forcément. Moins de grèves et moins de personnes lors des manifestations syndicales. Mais comment lire ce fait ? Au gouvernement, au Palais de l’Élysée et en général dans la sphère des dominateurs, on le lit avec soulagement. Ils se souviennent de ce qui s’est passé avec les manifestations précédentes, Nuit Debout ou le mouvement contre la réforme du travail (involution) pendant la présidence de François Hollande, et ils en déduisent qu’aujourd’hui encore la manifestation se dégonfle. Défaite ? Démission ? Il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités, et je ne pense pas que l’Élysée ait des raisons de se détendre, de tourner la page et de continuer son chemin, en se concentrant, par exemple, sur les prochaines élections municipales sans conséquence, alors qu’il semble que la marmite continue de faire mijoter le mécontentement ?

Il y a moins de gens dans la rue, oui, mais les enquêtes confirment que l’opposition à l’involution du système de retraite, l’un des piliers du consensus social développé dans la période de l’après-guerre, ne diminue pas, mais augmente. 67% d’entre eux demandent un référendum sur la question et même le Conseil d’État a critiqué « la fausse promesse d’un système (de retraite) universel » vendue par Macron. Les violences policières inhabituelles que des centaines de milliers de citoyens ont subies ou observées en direct, ont même fini par être soumises aux médias de l’establishment, contrôlés pour la plupart par l’oligarchie financière et les super riches.

Le fait fondamental n’est pas qu’il y ait moins de monde lors des manifestations syndicales, mais que depuis 2014, la température sociale n’a cessé d’augmenter en France. La question fondamentale est de savoir si la colère de la base, latente ou manifeste, finira par exploser. Si les personnes en colère feront un pas de plus pour transformer la latence et la passivité en une explosion sociale active et énergique. Les syndicats, conçus pour négocier, ne sont pas bons dans une situation où les pouvoirs en place n’ont rien à négocier.

Il est évident qu’il n’y a pas de cadre de négociation. Le néo-libéralisme consiste précisément à briser les consensus sociaux d’après-guerre. Et il n’y a pas de solution électorale à ce problème. Il ne peut être modifié que par la force. Depuis la campagne électorale française de 2017, il m’est apparu clairement que dans le meilleur des cas pour un changement institutionnel politique défavorable au néolibéralisme en France – l’hypothèse d’une victoire électorale du seul candidat de gauche, Jean-Luc Mélenchon, qui a frôlé les 20% de voix au premier tour en 2017 – l’affaire se serait soldée par un échec retentissant. Si Mélenchon avait essayé de changer des choses fondamentales, en appliquant son programme de transformation sociale et écologique, le pouvoir financier, national et international, et les médias à son service auraient organisé une pression totale sur lui jusqu’à ce qu’il soit renversé ou transformé en un nouvel Alexis Tsipras, c’est-à-dire contraint de faire le contraire de ce pour quoi il a été élu et conduisant à une trahison pure et simple au nom du réalisme et du pragmatisme.

Alors, par la force ? Mais qui, dans nos sociétés modernes, où presque tout le monde a quelque chose à perdre, est prêt à se manifester, à risquer d’être arrêté, emprisonné et jugé pour avoir violé la loi qui défend l’ordre établi et ses institutions dont la violence est extrême lorsqu’elle est remise en cause ? Qui n’a pas peur de la violence ? Pour ma part, je ne suis pas prêt à prendre d’assaut un poste de police, par exemple. J’ai beaucoup à perdre et je ne ferais jamais cela. Jamais ? Si j’avais 100 000 personnes réunies dans ce but, ce ne serait plus une affaire personnelle. Ce ne serait même pas une entreprise risquée. C’est ainsi que les commissariats de police détestés et corrompus du Caire ont été pris d’assaut.

La conscience de la faiblesse est le fondement de la peur, mais que se passe-t-il lorsque la colère explose, devient massive et hégémonique et que l’ordre établi s’effondre comme un château de cartes. Comme le rappelle Frederic Lordon, en citant nombre de ces exemples, seule la révolte générale permet de vaincre la peur, lorsque les institutions ne sont plus sacralisées. En bref, une révolution est-elle impensable ? Un changement social fondamental dans la structure du pouvoir et dans l’organisation de la société, imposé par la force d’une majorité convaincue qu’il n’y a pas de solution institutionnelle possible aux problèmes urgents auxquels elle est confrontée, est-il souhaitable ?

En termes de réflexion, nous vivons toujours dans l’ère rétro de François Furet où la Révolution est égale à la terreur et à la matrice de la dictature, mais dans la course de son mécontentement et face à l’évidence qu’il n’y a pas de solution négociée ou électorale possible pour mettre fin à l’involution en cours, il est logique que toute cette idéologie soit repensée. Et cela se passe en France, est-ce significatif ? Il faudra voir.

Dans ce contexte, je me souviens d’un entretien réalisé en 2016 avec l’historien français Pierre Serna, de l’Institut d’Histoire de la Révolution Française (IHRF) à la Sorbonne. À cette époque, des historiens parisiens demandaient de donner une rue à Robespierre, un personnage diabolique. La droite a refusé. C’est l’Incorruptible qui a mis les droits sociaux au centre de la scène. Il a introduit dans la Constitution de 1793, la plus démocratique, l’invention de la pension de retraite, de la sécurité sociale, des subventions pour les familles de plus de trois enfants, des maisons d’éducation pour les mères célibataires ou le droit au travail contre les conditions les plus dégradantes. Il s’est opposé aux colonies et à l’esclavage. On comprend pourquoi il a été récompensé, seul, pour les morts de la terreur et de la dictature : « pour couvrir le social », a déclaré Serna.

Le professeur a eu une idée très novatrice de la Révolution Française comme quelque chose qui faisait partie d’un processus long et encore inachevé et qui fait partie d’un conglomérat Atlantique-Universel, dans lequel la France est inséparable des États-Unis et d’Haïti. « Toute révolution est une guerre d’indépendance, la période moderne est autant l’histoire d’une révolution permanente que celle de la construction des États ». Et c’est surtout un « processus de décolonisation » qui est en cours, inachevé, ouvert et qui a un avenir, a-t-il dit.

Bien qu’aujourd’hui on ait tendance à parler de « révolution » avec une certaine légèreté, désignant comme tels de simples coups d’État, des opérations de changements de régime promues par les pouvoirs, ou des mouvements de protestation civile plus ou moins importants, la Révolution est toujours là, accroupie et toujours inattendue par définition. L’idée que les deux siècles et demi de révolution initiés par la Révolution Anglaise (1642-1689) se sont terminés dans les années 1970 avec la fin de l’ère industrielle est erronée et eurocentrique, a soutenu Serna. Les révolutions commencent à la périphérie, car dans des endroits comme la Tunisie, elles exigent que les gens descendent dans la rue et, à un moment donné, les forces de l’ordre, les militaires, changent de camp. Tant aux États-Unis, comme le montre la question noire, qu’en France où « le lien entre la République et la démocratie a été rompu », la révolution est « inachevée », a-t-il déclaré.

« Les matières premières, l’extractivisme, sont devenus les esclaves du XXIe siècle », a déclaré ce professeur. Lorsqu’en février 1794, on a dit qu’on ne voulait plus d’esclavage, on a proclamé que c’était une folie du point de vue de la façon dont on gagnait de l’argent, dont on consommait le coton, le café et le sucre, de la déstructuration de l’Inde et du massacre de l’Amérique Latine. La remise en cause de l’esclavage, comme aujourd’hui de l’extractivisme, détermine un nouveau mode de fonctionnement. La révolution est l’imposition d’un nouveau bon sens qui brise les bases de l’ancien ordre.

Si la loi des révolutions du XVIIIe siècle, des révolutions qui naissent à la périphérie et vont vers le centre (de l’empire colonial à la métropole, de la province française à Paris), se traduit aujourd’hui, le vecteur de la Tunisie devrait pointer vers le nouveau centre mondial déplacé vers l’est : vers la Chine, avec son énorme classe ouvrière. Une Chine à la démographie ancienne, dans le rôle d’un révolutionnaire ? Pourquoi pas : la révolution est par définition impensable. Qui a imaginé l’abolition de la monarchie en 1789, ou plus encore l’abolition de l’esclavage, moteur de l’économie mondiale, par les députés en 1794 ?

Penser l’impensable, c’est s’ouvrir à des scénarios comme celui d’une population âgée radicalisée en Europe par la détérioration/suppression des pensions en cours. C’est le temps des yayoflautas : « Les vieux bien préservés par le progrès de la science, vont-ils se laisser déposséder, ou vont-ils rejoindre les jeunes stigmatisés et sans avenir de la périphérie urbaine », s’interroge Serna. Une révolution européenne contre l’UE néolibérale sans l’existence d’un peuple européen ? « Le peuple français n’existait pas non plus en 1789. Ils l’ont inventé », a déclaré Serna. Seuls l’imagination, l’audace et le rêve nous permettent de tester et d’anticiper ce qui, par définition, est toujours inattendu.

Traduit par Réseau International


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