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Les 10 % de Terriens les plus riches seraient à eux seuls à l’origine de 45 % des émissions de gaz carbonique contribuant au réchauffement

Auteur : Philippe Descamps | Editeur : Walt | Mercredi, 04 Déc. 2019 - 03h51

La justice sociale, clé de la transition écologique

Par ses mesures fiscales, le gouvernement a pris le risque d’opposer pouvoir d’achat et sauvegarde du climat. Mais, signe de l’intelligence collective dégagée par leur mouvement, les « gilets jaunes » ne sont pas tombés dans le piège.

Dans le plus grand affolement, la présidence de la République avait alerté directement les journalistes à la veille des rassemblements du 8 décembre : un « noyau dur de plusieurs milliers de personnes » s’apprêtait à venir à Paris « pour casser et pour tuer ». L’élément marquant de cette journée fut en définitive, dans de nombreuses villes de France, la convergence de dizaines de milliers de « gilets jaunes » et de populaires marches pour le climat. L’irruption d’« invisibles » dans l’espace public, et singulièrement sur les ronds-points, s’accompagnait d’une maturation politique accélérée. Chacun avec ses mots exprimait une même perception d’un système qui transforme l’homme en superprédateur, tout aussi funeste pour la nature que pour ses semblables.

Car s’il est encore temps d’éviter le chaos climatique (1), beaucoup ressentent déjà dans leur quotidien l’effondrement anthropologique — la destruction des êtres humains « transformés en bêtes productrices et consommatrices, en zappeurs abrutis (2) ». Dans un monde aux ressources limitées, l’absurdité d’une accumulation sans fin au bénéfice de quelques-uns gagne encore en acuité quand on redoute les fins de mois. Que le feu prenne précisément dans les rues d’une capitale où fut signé en décembre 2015 le premier accord universel sur le réchauffement climatique révèle l’ampleur du défi social mondial — et les acrobaties du gouvernement français, champion cathodique d’une cause à laquelle l’essentiel de sa politique tourne le dos.

Au moment de mobiliser, l’équipe du président Emmanuel Macron a choisi de culpabiliser, à commencer par les plus vulnérables. Alors que, depuis les années 1950, toutes les politiques publiques ont donné la priorité aux transports routiers, que la publicité et l’industrie ont érigé la voiture individuelle en attribut indépassable de l’homme moderne, voici que seul l’automobiliste devrait payer les frais de ce modèle. L’effort demandé sur les carburants (avant son abandon sous la pression de la rue) pesait indifféremment sur tous, tandis que, d’un côté, les dépenses contraintes (loyer, déplacements, fournitures diverses) empiètent de plus en plus sur le pouvoir d’achat des plus modestes et que, de l’autre, les cadeaux pleuvent sur les plus aisés. Comble de la fourberie, la montée en puissance de la « fiscalité écologique » devait compenser une partie des exonérations de cotisations sociales accordées aux employeurs, et non la nécessaire transition énergétique (3). L’écologie remplaçait l’Europe comme prétexte budgétaire.

L’urgence d’un sursaut pour l’écosystème humain ne fait plus guère de doute. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a rappelé dans son dernier rapport que les activités humaines ont déjà causé un réchauffement d’environ 1 °C à la surface du globe depuis l’ère industrielle. En continuant au même rythme, on dépasserait entre 2030 et 2052 le cap de 1,5 °C, au-delà duquel les dommages deviendraient très difficilement contrôlables (4). Les rejets dans l’atmosphère de gaz contribuant au réchauffement continuent à augmenter, alors qu’il faudrait engager au plus vite leur décroissance, en commençant par établir clairement les responsabilités.

À eux seuls, les États-Unis représentent 26,3 % du cumul des émissions de gaz à effet de serre depuis le milieu du XIXe siècle ; l’Europe, 23,4 % ; la Chine, 11,8 % ; la Russie, 7,4 %. En 2014, un Qatari rejetait en moyenne 34 500 kilogrammes de gaz carbonique dans l’atmosphère ; un Luxembourgeois, 17 600 ; un Américain, 16 400 ; un Tadjik, 625 ; et un Tchadien, seulement 53 (5). Chaque Américain, Luxembourgeois ou Saoudien appartenant aux 1 % les plus riches de son pays émet 200 tonnes par an, soit plus de 2 000 fois plus qu’un pauvre du Honduras ou du Rwanda. Les 10 % de Terriens les plus riches seraient à eux seuls responsables de 45 % des émissions (6).

Pourquoi pas des sanctions internationales pour les pays sortant des accords de Paris ?

Une fois connue l’empreinte carbone de ces fauteurs de troubles et identifié le mode de production qui leur a permis de prospérer en toute impunité, il devient plus facile d’imaginer une transition désirable, une écologie d’autant plus populaire que les dépenses d’énergie et de transports pèsent davantage sur les budgets des ménages modestes. Encore faudra-t-il s’extraire de la camisole idéologique qui empêche les citoyens de prendre en main leur destin, et dont la traduction juridique se lit dans les traités de libre-échange comme dans ceux régissant l’Union européenne.

Deux leviers pourraient permettre de relever le défi posé à l’humanité. Tout d’abord, la réduction ambitieuse des inégalités et de leurs causes (lire « Déplorer les inégalités, ignorer leurs causes »), seule à même de créer une volonté commune et l’élan collectif nécessaire pour se libérer des énergies fossiles ainsi que d’un mode de consommation régi par la frustration. Ensuite, la démondialisation, au sens d’une régulation des échanges sur des critères sociaux et environnementaux exigeant de rendre la production de biens et de services compatible avec la reproduction des écosystèmes.

Le Brésil de M. Jair Bolsonaro ou tout autre pays tenté de sortir des accords de Paris y réfléchirait à deux fois si ce désengagement risquait de lui valoir des sanctions commerciales — comme celles que l’on n’hésite pas à mettre en œuvre pour des causes d’une moindre envergure que la menace climatique. La France exporterait probablement bien moins de grumes de bois en Chine pour importer des meubles si le salaire des ouvriers et les normes environnementales étaient comparables dans les deux pays — et le mazout particulièrement toxique des bateaux taxé au même prix que l’essence à la pompe. Peut-on encore considérer comme normal l’avantage comparatif accordé à l’avion — le mode de transport (pour riches) le plus polluant —, du fait de l’absence de taxes sur la valeur ajoutée et sur le kérosène ? Ou encore, doit-on, en matière d’alimentation, continuer à encourager les exportations de produits de plus en plus élaborés dont on connaît mieux la nocivité (sucre, sel, adjuvants, conservateurs, etc.), au lieu de raffermir les circuits courts des produits de base et d’appuyer la conversion à l’agriculture biologique ? Ce n’est pas une affaire de choix du consommateur : à défaut de politiques publiques et de régulation sérieuses, la masse est condamnée à la « malbouffe », tandis que la bio reste réservée à une minorité privilégiée.

Sobriété, efficacité énergétique, développement des énergies renouvelables : les chantiers pouvant permettre de se libérer du carbone ne manquent pas, mais les investissements font défaut. Tant les mesures fiscales des gouvernements européens (baisses généralisées de l’impôt sur les bénéfices) que les facilités de crédit gigantesques accordées par la Banque centrale européenne aux banques privées (2 600 milliards d’euros de rachat d’obligations en moins de quatre ans) démontrent que les acteurs privés ne sont pas à la hauteur, préférant reverser des dividendes record aux actionnaires (en hausse de 23,6 % en France en 2017). Dans le même temps, le carcan des traités européens contraint l’investissement public et limite le pouvoir d’achat par la compression des « coûts du travail ». Le financement de la transition aboutit dans une impasse.

Une faveur persistante accordée aux plus fortunés, prédateurs plutôt qu’investisseurs

L’exemple le plus édifiant du hiatus entre les intentions affichées et la réalité de l’action publique est celui de l’habitat. Depuis le Grenelle de l’environnement, en 2007, un consensus se dégage pour reconnaître l’importance de la rénovation énergétique. On sait aujourd’hui construire ou réhabiliter des bâtiments pour les amener à une consommation très faible. Un plan national a été lancé en mars 2013, mais il patine toujours et n’a trouvé que très peu de traductions concrètes dans la loi sur l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (dite loi Élan) du 23 novembre dernier. Près de sept millions de personnes vivent dans des « passoires thermiques » et subissent la précarité énergétique (7). Ces rénovations augmenteraient le confort tant en hiver qu’en été, réduiraient nettement les factures comme le bilan carbone et permettraient de créer des centaines de milliers d’emplois. Mais l’investissement s’avère trop important, l’amortissement financier trop long et l’ingénierie technique trop complexe pour que les foyers prennent l’initiative. Seuls des investisseurs publics ou parapublics (offices d’habitat, Caisse des dépôts, etc.) pourraient pallier la carence de l’initiative privée pour accompagner les particuliers et les copropriétés.

Ainsi, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) a été le principal outil de politique économique mis en place sous la présidence de M. François Hollande. Transformé par son successeur en baisse pérenne de cotisations sociales, ce dispositif n’oblige les entreprises à rien : ni à investir les marges dégagées dans l’économie réelle ou la transition écologique, ni même à affecter cette manne à la réduction de leurs propres coûts en énergie ou en matières premières…

De la fermeture des petites lignes de chemin de fer ou des tribunaux de proximité aux « cars Macron », du bradage des péages autoroutiers au doublement de l’importation d’huile de palme pour l’usine Total de La Mède, on pourrait multiplier les exemples de désertion sur le front environnemental et de « déménagements » du territoire par l’éloignement des services publics. Même confronté au soulèvement des « gilets jaunes » et au désenchantement des électeurs de tout bord, M. Macron n’a pas reculé sur ce qui semble essentiel pour lui : la faveur accordée aux grandes fortunes, ces présumés investisseurs qui se révèlent des prédateurs. Si l’urgence climatique impose de restaurer le pouvoir d’action de l’État, elle commande également de libérer celui-ci du poids des groupes de pression, en redonnant aux citoyens une prise sur l’action collective, au niveau le mieux adapté à chaque décision. L’ampleur des choix à élaborer et l’interconnexion des questions à soulever requièrent des outils institutionnels bien plus audacieux que le « débat national » annoncé. Le besoin d’impliquer toute la population et de programmer les évolutions redonnerait vigueur à la planification démocratique, par laquelle « liberté, efficacité et justice sociale pourront enfin être réconciliées et associées (8) ».

Les accords de Paris esquissent une forme timide de planification multilatérale. Réunie en décembre à Katowice (Pologne), la COP24 a abouti à l’adoption d’un manuel pour guider leur application. Il permettra de mesurer avec précision la tenue par chaque pays de ses engagements volontaires en matière d’émissions de gaz à effet de serre. Mais ces engagements ne sont pas encore à la hauteur de l’enjeu. Sans un virage plus rapide, la hausse de la température du globe dépassera les 3 °C d’ici la fin du siècle. Un scénario insoutenable, en particulier pour les nations du Sud — les plus vulnérables, alors qu’elles n’ont même pas bénéficié du développement à l’ère du carbone-roi. Un fonds vert pour le climat vise à compenser ce déséquilibre historique en les aidant à s’adapter et à ne pas reproduire les erreurs des pays industrialisés. Il est encore loin d’avoir atteint l’objectif, pourtant modeste, de 100 milliards de dollars par an. Déjà introuvable à l’échelle de la France, et même si les « gilets jaunes » ont fait des émules dans plusieurs pays, la justice climatique reste un horizon bien incertain à l’échelle mondiale.

Notes:

(1) Lire notre dossier « Comment éviter le chaos climatique ? », Le Monde diplomatique, novembre 2015.

(2) Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats, 1974-1997, Seuil, Paris, 2005.

(3) Comme le formule le « rapport économique, social et financier » du projet de la loi de finances pour 2019, envoyé par le gouvernement à la Commission européenne.

(4) « Global warming of 1.5 ° », « Summary for policymakers », rapport spécial du GIEC, Genève, 2018.

(5) « CAIT climate data explorer 2015 », World Resources Institute, Washington, DC.

(6) Lucas Chancel et Thomas Piketty, « Carbone et inégalité : de Kyoto à Paris », École d’économie de Paris, 3 novembre 2015. L’association Oxfam arrive à des estimations proches : « Inégalités extrêmes et émissions de CO2 », Oxfam, 2 décembre 2015.

(7) « Le tableau de bord 2018 » (PDF), Observatoire national de la précarité énergétique, 2018.

(8) Pierre Mendès France, La République moderne. Propositions, Gallimard, Paris, 1962.


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