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Vendredi, 29 Mars 2024

«Les persécutions contre les chrétiens ont une dimension cyclique»

Auteur : Entretien avac Tigrane Yégavian | Editeur : Walt | Mercredi, 20 Nov. 2019 - 10h57

Journaliste, arabisant et membre de la rédaction de la revue de géopolitique Conflits, Tigrane Yégavian a longtemps séjourné, au Liban, en Syrie et en Turquie. Son essai Minorités d'Orient vient de paraître aux éditions du Rocher. Dans un entretien à Observateur Continental, il remet les pièces complexes du puzzle en ordre sur la question actuelle des minorités d'Orient.

Quel est l'objectif fondamental de votre livre Minorités d'Orient?

- Mon intention était de rédiger un essai de «géopolitique critique» sur les minorités d’Orient, avec une focale sur les chrétiens, qui soit de haute vulgarisation et destiné à un grand public. Un livre dans lequel je pourrais faire dialoguer passé et présent à la lumière d’événements de l’actualité que l’on a tendance à exposer sans les contextualiser. Au lâchage américain des Kurdes en 2019 et de leurs frères irakiens en 2017, font écho le tragique abandon par la France de la Cilicie en 1921 et du Sandjak d’Alexandrette en 1939, berceau de la chrétienté… Je propose une relecture lucide du fait minoritaire en Orient en déconstruisant deux récits, à commencer par la sempiternelle stature de protectrice des chrétiens que la France s’est attribuée depuis François Ier mais aussi le rôle ambivalent des Kurdes. Autre thème que l’on n’évoque quasiment jamais: la part de responsabilité des élites minoritaires dans leur propre malheur.

Quelles sont les graves erreurs des média actuels quand ils parlent des minorités en Orient?

- Les grands médias sont contraints par la dictature de l’immédiateté. De sorte qu’ils ne tiennent pas assez compte des événements passés à la lumière de leur analyse, ou encore de la complexité des acteurs en présence. Cela a été particulièrement visible dans le cas de la couverture de la bataille de Kobané où les forces kurdes alliées au PKK affrontaient des djihadistes de l’EI qui comptaient dans leur rang, un grand nombre de Kurdes également. A cela s’ajoute la forte charge émotionnelle dans la couverture du conflit syrien qui constitue en soi un cas d’école de désinformation et d’intox allègrement pratiquées par tous les belligérants.

Toujours est –il que des progrès remarquables sont à noter dans la connaissance de la mosaïque des chrétiens d’Orient dans les médias francophones, des ONG comme l’œuvre d’Orient ont pour cela joué dans ce sens un rôle des plus efficaces.

Pourquoi mettez-vous en opposition l'idéal multiculturariste de l'Occident avec la réalité du multicultarisme au Moyen-Orient?

- Les deux formes de multiculturalisme  – celle idéalisée en Occident, et celle à vivre en Orient – ne sont pas comparables en soit. Encore faut-il pour cela tenir compte que les minorités d’Orient sont profondément enracinées dans leur terreau historique et encore plus autochtones que les autochtones.

Pourquoi le massacre des chrétiens au Moyen-Orient ne doit pas être analysé qu'à partir de 2014  mais dès 1894 ou même depuis la naissance du Christ?

- Si on se projette dans le passé, on s’apercevra que les persécutions contre les chrétiens sur le temps long ont une dimension cyclique et interviennent à des périodes de crise graves (invasions mongoles, fin de la domination des Mamelouks, agonie de l’Empire ottoman). Le Moyen Orient actuel vit ce que Gramsci nomme le temps des démons, caractéristiques d’un monde qui n’est plus et d’un nouveau monde qui tarde à émerger. Par contre, si on s’intéresse au cas des Yézidis les persécutions et massacres de masse interviennent à fréquence bien plus régulière. 2014 constitue une année charnière dans la mesure où la couverture médiatique de la prise de Mossoul et de la plaine de Ninive par l’EI a suscité une émotion qui peut être pour la première fois, a dépassé le seul périmètre d’une frange de la droite nationale catholique. On oublie souvent que la gauche a elle aussi une vieille tradition de soutien aux chrétiens persécutés de l’Empire ottoman les Jaurès.et Anatole France furent à la pointe du mouvement arménophile en France et il convient de rappeler que PCF est la première force politique en France à avoir posé la question de la reconnaissance du génocide des Arméniens dans les années 1960….

Qui porte la responsabilité des conflits entre les minorités au Moyen-Orient?

- L’instrumentalisation qui en a été faite par les puissances occidentales: la France, le Royaume Uni, et la Russie impériale à la fin du XIX jusqu’au milieu du XXe siècle, puis les Etats-Unis, la Russie et l’Iran aujourd’hui font des minorités des machines de guerre géopolitique.

Pourquoi parlez-vous des Kurdes comme des tyrans alors que, par exemple, la journaliste Caroline Fourest dépeint un peuple constitué de «Justes» qui se bat justement contre des tyrans?

-  Mon propos ne vise pas à les qualifier de tyrans mais à proposer un examen critique et lucide sur leur responsabilité accablante dans l’extermination des Arméniens, Assyro Chaldéens et Syriaques au XIXe, l’amnésie qui s’en est suivi et les pratiques coercitives actuelles dans les territoires sous leur contrôle et dont les médias n’en font que peu de cas. Le film de Caroline Fourest s’inscrit dans une tradition germanopratine héritée de Danielle Mitterrand, égérie des Kurdes, et dont BHL en a fait ses choux gras. A leurs yeux, les Kurdes incarnent un Islam des Lumières imaginaire. La réalité est bien plus complexe et nuancée.

Est-ce-que la France a encore un rôle à jouer au Moyen-Orient? Pourquoi?

-  La France a vu son capital de légitimité et de crédibilité patiemment construit par le «gaullo miterrandisme» fondre comme neige au soleil en l’espace de quelques années si ce n’est quelques mois. Avec le déclenchement de la guerre de Syrie, Paris a cédé aux sirènes néoconservatrices pour diverses raisons, jetant la realpolitik aux orties et se coupant de tout un pan de la société syrienne traditionnellement francophile. Se faisant, la voix de la France s’est rendue inaudible de la part des communautés dont elle se targuait être la protectrice mais aussi des acteurs régionaux. Le fiasco de la réunion de Paris pour relancer le processus de paix en Israël / Palestine est un exemple parmi d’autres du recul de notre influence dans cette région. Place donc à la société civile, aux ONG françaises et francophones qui font rayonner notre langue et nos valeurs dans l’ensemble des pays de la région via un remarquable réseau scolaire, hélas de plus en plus fragile.


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