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Une (mini) crise de mauvais augure ? Par Jacques Sapir

Auteur : Jacques Sapir | Editeur : Walt | Mercredi, 09 Oct. 2019 - 11h10

Le marché du refinancement bancaire (REPO) à New York a connu, les mardi et mercredi 17 et 18 septembre, une crise courte mais violente. Cette crise est le signe de la grande fragilité des marchés interbancaires qui ne se sont, en réalité, jamais remis de la crise financière de 2008-2009. Le fait que le « gendarme des marchés », la Réserve Fédérale de New York (FRoNY), ait du intervenir massivement, sur ordre de la Réserve Fédérale, pour ramener le calme et empêcher un blocage complet des marchés de la liquidité bancaire – blocage qui aurait entrainé la faillite en quelques jours des banques dites « systémiques » – constitue un symptôme clair d’une situation où, sans l’action des Banques centrales, le système serait paralysé. Cette crise est-elle l’annonce d’un nouvel effondrement financier ? Probablement pas dans l’immédiat, car les Banques Centrales ont appris à réagir vite. Mais, cette crise met en lumière l’extrême fragilité de l’ensemble de l’architecture financière internationale, et ce en dépit du renforcement des mesures prudentielles qui a été pris justement à la suite de la crise financière de 2008.

Au cœur du problème, la question du refinancement des banques

La question du refinancement des banques est cruciale pour le bon fonctionnement de l’économie. Sans un refinancement permanent, les banques se trouveraient rapidement à court de liquidités, et le crédit disparaitrait. Pourtant, les banques sont des institutions qui gèrent des masses d’argent colossales. Pourquoi, alors, ont-elles besoin de refinancement ?

La raison essentielle vient des délais de remboursement des crédits qu’elles consentent opposés aux délais relatifs aux emprunts qu’elles souscrivent. Il y a déjà longtemps que les banques n’opèrent plus avec leurs « fonds propres ». Elles empruntent, soit au public – et ce sont les dépôts à vue de la population et des entreprises – soit aux marchés financiers. Ces derniers emprunts sont, en règle générale, à court terme alors que les actifs des banques, autrement dit les crédits qu’elles ont consentis, à la population, aux entreprises et aux Etats, sont à long terme. C’est ce que l’on appelle la transformation de dettes à court terme en actifs à long terme. Elles sont donc obligées de renouveler leurs emprunts régulièrement pour maintenir l’équilibre de leur bilan. Cette question, il faut le souligner, n’a rien à voir avec la solvabilité des banques. Une banque peut être solvable (avoir un bilan équilibré) et se trouver, à un moment donné en situation de manque de liquidité autrement dit que ses actifs immédiatement liquides soient inférieurs aux remboursements qu’elle doit faire dans l’immédiat. Si les banques étaient isolées, si elles devaient travailler sans l’appui de la Banque Centrale ni celui du marché interbancaire, les activités de crédits seraient bien plus réduites qu’elles ne le sont. C’est pourquoi, dès le XIXème siècle, le principe que veut que la Banque Centrale soit un « préteur en dernier ressort » s’est imposé. C’est aussi pour que les banques puissent faire face à leurs à-coups de liquidités que les gouvernements ont cherché à développer le marché interbancaire (et ne France, cela a pris, entre autres, la forme de la loi de 1973[1]). On comprend l’importance cruciale du marché de la liquidité bancaire. Pour gérer les situations d’excès ou de pénurie de liquidité, les banques peuvent, alors, s’adresser à deux compartiments du marché à Wall Street :

  • Elles peuvent emprunter au jour le jour auprès de la Banque Centrale, en mettant en « pension » certains de leurs actifs, comme des bons du Trésor. Cela correspond à ce que l’on appelle en anglais le overnight bank funding rate (OBFR) ou taux de financement bancaire au jour le jour. Ce taux est une mesure des coûts de financement bancaire globaux, non garantis, au jour le jour. Il est calculé à l’aide des transactions en fonds fédéraux, de certaines transactions en euros et de certaines transactions en dépôts domestiques. Le marché des fonds fédéraux comprend les emprunts intérieurs, non garantis, en dollars américains par les établissements de dépôt auprès d’autres institutions de dépôt et certaines autres entités, principalement des entreprises parrainées par le gouvernement.
  • Elles peuvent aussi avoir recours au « REPO ». Il s’agit d’un instrument de financement sécurisé pour les banques par le biais de contrats de banques à banques. Il est rapidement devenu incontournable. Un établissement vend des actifs – par exemple des obligations d’Etat françaises ou américaines ou toute autre obligation – à un autre établissement et s’engage à les lui racheter à une date donnée et à un prix fixé à l’avance. Il obtient donc de la liquidité, moins un « discount » de 10% qui correspond à l’assurance prélevée par le second établissement. Au bout de 24h ou plus, suivant les termes du contrat, il rend l’argent emprunté à l’autre établissement, plus un taux d’intérêt de 1%, et en contrepartie il récupère ses titres. S’il ne dispose pas des fonds nécessaires pour procéder au rachat au terme du contrat, l’autre établissement reste propriétaire des titres apportés en garantie de l’opération et peut les revendre. Dans ce que l’on appelle des « REPO » tripartites, un « agent » intervient entre les banques et s’assure que la valeur des actifs suffit à garantir le montant qui a été prêté tout au long de la transaction. Les « REPO » reposent donc sur des contrats entre deux personnes morales (les banques). A New York, c’est la Réserve Fédérale de New York (FRoNY) qui tient les comptes, au jour le jour, de ces contrats.

 

Graphique 1

Schéma de fonctionnement d’un REPO

Le marché des « REPO »

Le marché des « REPO » représente donc un élément clef du refinancement des établissements financiers. Avec un volume annuel de 2 à 4,5 trillions (mille milliards) de dollars, on comprend son importance. Le fait que la base de ce marché soit constituée par des obligations, bons du Trésor de l’Etat américain, titres émis par des agences fédérales et par des entreprises d’Etat (et oui, il y a des entreprises publiques aux Etats-Unis), voire des obligations d’entreprises (notées AAA) assure – en théorie – que ce marché soit sûr du fait de la colatéralisation des emprunts. Outre le fait de permettre à des établissements financiers d’obtenir de la liquidité à court terme, le marché des « REPO » permet aussi une diversification des actifs détenus.

Pourtant, on peut constater que ce marché ne s’est jamais réellement remis de la crise de 2008. Le montant des transactions était à l’époque d’environ 4,5 trillions de dollars par an. Il est tombé, en 2016 et 2017 aux alentours de 2,5 trillions, soit une baisse de -45%.

Graphique 2

Source : FRoNY

La crise du mardi 17 et du mercredi 18 septembre, crise qui s’est prolongée le jeudi 19 et le vendredi 20 septembre, est donc survenue sur le marché des « REPO ». Elle a, par la suite, contaminée le marché des « OBFR ».

Compte tenu de l’importance cruciale du marché des « REPO », elle a provoqué un véritable choc pour les marchés financiers et un avertissement important pour les établissements financiers.

Les faits

Dans la journée de mardi, les volumes demandés (le « total submited volume » dans le graphique 3) ont excédé les volumes acceptés d’habitude dans le cadre des contrats entre banques par une marge très importante. L’importance soudaine des demandes de liquidité a donc fait flamber les taux des opérations de « REPO » qui sont, de manière normale, compris entre 1% et 2%. Ces derniers sont alors montés à près de 10 %, ce qui constitue l’un de leurs plus hauts taux historiques, après avoir déjà grimpé à 6 % lundi. Il y avait donc un danger immédiat que les banques se retrouvent en situation d’illiquidité, autrement dit qu’elles soient dans l’incapacité d’honorer leur signature. Or, ceci aurait provoqué la mise en faillite des grands établissements bancaires avec toutes les conséquences que l’on imagine.

Graphique 3

La crise des 17 au 20 septembre

Source : FRoNY

Il faut rappeler que les « REPO » constituent un véritable lubrifiant dans les rouages des marchés financiers. Les opérations de « REPO » permettent aux banques de trouver la liquidité nécessaire à leur activité rapidement et à un coût abordable. Le taux d’intérêt est en principe calé sur le taux des fonds fédéraux, taux qui sont pilotés par la Réserve Fédérale.

La crise vient donc de l’accroissement énorme des besoins en « REPO ». On le voit sur le graphique 3, alors que les jours précédents les besoins étaient compris entre 2 et 12 milliards, ils ont bondi, le mardi, à plus de 55 milliards et ils ont atteint près de 100 milliards le mercredi. Ces volumes, s’ils s’étaient maintenus, auraient impliqué un montant annuel de 13 à 25 trillions de dollars… On a avancé que ces besoins en liquidités venaient de la nécessité pour les banques de payer leurs impôts. Cette hypothèse, possible, est cependant très incomplète. On a ajouté la crise de liquidité en Arabie Saoudite suite à la destruction de l’oléoduc par lequel passent environ 50% des exportations de pétrole brut. C’est aussi une explication possible. Mais, ces explications montrent surtout qu’il suffit d’un « accident », de fait mineur, pour perturber complètement le marché. Le mardi, et les jours suivants, les montants demandés (le besoin de liquidité) ont excédé les montants offerts. Le risque d’une crise généralisée de liquidité des banques était donc bien réel.

La FRoNY, la Réserve Fédérale de New York, a donc injecté le mardi 17 septembre 53 milliards de dollars dans le système financier puis 75 milliards le mercredi. C’est cette branche régionale de la Réserve fédérale américaine qui gère les opérations sur les marchés à Wall Street. C’est donc elle qui a dû réagir, et réagir vite, pour enrayer un phénomène dont les conséquences – un blocage général du marché monétaire – aurait pu être cataclysmiques.

L’intervention de la FRoNY s’est aussi faite sentir sur les taux d’intérêts du financement bancaire au jour le jour (OBFR). Alors que le taux d’intérêt sur les opérations OBFR avait brutalement monté, l’intervention de la FRoNY a provoqué sa baisse immédiate (graphique 4).

Graphique 4

Source : FRoNY

Le taux, en effet et comme on peut le voir dans le graphique, était stable à 2,1%, il est brutalement monté à 2,25% le 17 septembre avant de retomber, du fait de l’intervention de la FRoNY à 1,85% le 19 septembre. La baisse a été plus importante que la hausse. Elle est de -12% par rapport au niveau d’avant la crise et de 17,8 par rapport au niveau maximal atteint pendant la crise.

L’annonce de la crise à venir ?

Une crise de liquidité, répétons le, est la pire menace pour les banques. En effet, même si elles sont solvables, elles peuvent être emportées par une crise de liquidité en 2 ou 3 jours. Et l’on se rappelle de spectaculaire faillite de le Bear Stearns en 2008, qui s’était produite le 17 mars et qui avait été le coup de semonce avant la crise des « subprimes » et la faillite de Lehman Brothers.

Les analogies sont tentantes ; ce sont elles qui ont engendré l’inquiétude des spécialistes, mais elles ne sont pas nécessairement justifiées, du moins à court terme. L’activisme des Banques centrales, leur capacité à mettre sur le marché d’énormes volumes de liquidités, nous prémunit – à court terme, il convient de le répéter – d’une nouvelle crise financière. Mais, et ce point est essentiel, les événements de la semaine dernière montrent que les marchés ne peuvent survivre sans une action quasi-quotidienne de ces mêmes Banques Centrales. De fait, il n’y a plus de « marché » interbancaire car les transactions y seraient impossibles sans le soutien constant des Banques Centrales. Nous sommes ici de retour, sans le dire, dans la finance administrée. Or, ce marché interbancaire est la matrice de tous les autres marchés. Pourquoi n’a-t-il pas fonctionné les mardi et mercredi 17 et 18 septembre, autrement dit pourquoi l’offre de liquidité ne s’est-elle pas alignée sur la demande ? Plusieurs hypothèses sont possibles.

  • La première est, naturellement, que les banques « créditrices » sur le marché des « REPO » n’avaient pas les liquidités nécessaires. Ce fut certainement vrai techniquement mais le débouclage de la crise montre qu’elles ont fini par trouver ces liquidités, avec l’aide de la Banque Centrale il est vrai. Cela renverrait, alors, à une hypothèse de sous-liquidité structurelle du marché des « REPO ». Mais pourquoi ?
  • Cela conduit à la seconde hypothèse. Les banques n’ont que peu confiance dans les titres qu’elles s’échangent sur ce marché. Or, il s’agit – pour l’essentiel – de bons du Trésor. Ce manque de confiance dans les produits utilisés pour faire fonctionner le marché des « REPO » peut alors traduire une méfiance généralisée envers les obligations et la crainte que ne survienne, de manière inopinée, un « krach obligataire ». Il est vrai qu’entre spécialistes, on en parle beaucoup…
  • Une troisième hypothèse est possible. Les banques qui ont de la liquidité veulent la conserver à tout prix. Cela expliquerait, alors, pourquoi un « accident » prévisible (le paiement des impôts aux Etats-Unis) ou inopiné (une demande de liquidités de l’Arabie Saoudite) a pu provoquer cet à-coup sur le marché des « REPO ». Le chiffre de 55 milliards de dollars est, effectivement, largement supérieur aux montants antérieurement demandés. On serait alors dans une situation où les banques et les sociétés financières cherchent à se procurer de la « liquidité de marché » pour ne pas entamer leurs propres actifs liquides. Une telle situation correspondrait à la « trappe à liquidité » dont parle Keynes dans la Théorie Générale. L’incertitude latente sur le marché est tellement élevée que les agents financiers sont très réticents à se dessaisir de la liquidité qu’ils détiennent. Ils préfèrent, alors, utiliser différentes méthodes pour se procurer cette liquidité, quitte à accepter un coût supplémentaire, plutôt que de toucher aux réserves de liquidités qu’ils possèdent, s’ils en possèdent.

Ces hypothèses font émerger, alors une méta-hypothèse qui pourrait donner tout son sens à la crise de la semaine dernière. L’incertitude et la méfiance, héritées de la crise de 2008-2009, n’ont en fait jamais disparu. Les marchés financiers ne cessent de regarder par-dessus leur épaule pour voir si une nouvelle crise n’est pas en train de survenir. Cette inquiétude et cette méfiance traduisent le fait que les activités financières, de plus en plus déconnectées de l’économie « réelle », sont en réalité de moins en moins légitimes. Que le marché des « REPO » ne puisse plus fonctionner de manière autonome en dit donc long sur l’état du système financier en général, un système devenu désormais complètement dépendant de l’action des Banques Centrales. Or, chacune des actions prises par ces Banques Centrales pour stabiliser la situation ne fait, à terme, qu’aggraver l’inquiétude et la méfiance. Nous sommes ainsi un peu dans la situation d’un cycliste obligé d’accélérer pour ne pas tomber mais qui, au fur et à mesure que sa vitesse augment, découvre qu’il y a un jeu important dans sa direction…

Cela, en retour, pose aussi le problème du statut des Banques Centrales. Leur « indépendance » fut théorisée au nom d’une efficience des marchés et de la crainte de l’inflation[2]. Cette « indépendance » avait théoriquement pour but d’assurer l’efficacité des interventions des Banques Centrales. Or, désormais, les marchés sont devenus dépendants des Banques Centrales, on l’a vu avec le marché des « REPO » mais cela s’applique aussi aux marchés des actions, tout comme ces dernières sont – de part leur bilan qui contient désormais un volume important de titres – devenues dépendantes en réalités des marchés. L’indépendance des Banques Centrales empêche ces dernières d’avoir justement cette position d’extériorité face aux marchés qui est pourtant nécessaire à leur action. Au-delà, quand des institutions comme les Banques Centrales ont un tel impact sur l’activité économique et sont à ce point nécessaire au fonctionnement au jour le jour de l’économie, est-il normal qu’elles soient dites « indépendantes » ? Ne devraient-elles pas être directement intégrées dans les processus gouvernementaux pour être mises sous le contrôle des citoyens ?

La mini-crise du mardi 17 septembre est donc un rappel nécessaire de la fragilité intrinsèque du système financier international et de la nécessité urgente de le réformer en redonnant aux Etats un plus grand contrôle sur les instruments qui permettent le fonctionnement des marchés.

Notes:

[1]https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000334815&dateTexte=19931231

[2] Natixis, Flash Economie, n°1280, 24 septembre 2019.


- Source : Les Crises

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