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L'économique et le national: extraits d'un discours du chanoine Lionel Groulx

Auteur : Cercle solidaire Québecois | Editeur : Stanislas | Mardi, 27 Août 2013 - 15h46

Responsabilité de l'État

Vais-je essayer de définir la responsabilité de l'État ? Il y faudrait une franchise, Messieurs, que beaucoup, je ne vous apprends rien, ne toléreraient pas. N'ayez donc crainte. Fussé-je libre de me mêler à vos querelles politiques, je refuserais de le faire. Il me suffit d'être prêtre. Je commencerai d'ailleurs par vous rappeler que l'État ne peut être tenu responsable en la matière, de façon générale, qu'au titre de sa mission secondaire, qui est de promouvoir la prospérité publique, ou encore, dans la mesure où, pour Promouvoir cette prospérité, il a le devoir d'intervenir dans la vie économique. Je vous rappelle encore que, s'il y a responsabilité de l'État, cette responsabilité, il faut la faire remonter assez loin : jusqu'à il y a 69 ans ; car notre mal économique, j'espère vous le démontrer, tient au premier chef à un manque d'orientation nationale, et c'est depuis 69 ans à tout le moins que nous souffrons de désorientation essentielle. D'autre part, vous le pensez bien, je lis, j'observe, j'entends parler et j'écoute comme tout le monde. Mon métier d'historien m'a révélé quelques-uns des ressorts secrets de la politique. Et je crois savoir un peu ce qui se passe dans le monde contemporain. Mes lectures m'ont appris, entre autres choses, que si les chefs des grandes oligarchies industrielles ou financières sont volontiers jaloux de leur indépendance contre toute ingérence ou toute surveillance de l'État, en revanche ils ne se font pas faute de surveiller eux-mêmes l'État et de s'ingérer en sa politique. Et vous savez, comme en tous pays du monde l'on parle mal, par le temps qui court, du régime parlementaire. "En régime parlementaire", disait quelqu'un récemment, "l'État n'est pas libre, parce que manoeuvré plus ou moins consciemment par les concentrations économiques." Et celui qui parle ainsi n'est nul autre qu'Oliveira Salazar, le dictateur portugais, le moins bruyant, mais, à mon sens, le plus digne, le plus constructeur, le plus grand des dictateurs contemporains. Que faut-il penser, Messieurs, de pareils jugements ? Qu'en est-il chez nous ? Dans quelle mesure l'État a-t-il perdu sa liberté ou sa liberté est-elle menacée ? Je vous ai prévenus que je ne répondrais pas à ces questions. J'entends dire, du reste, qu'on s'en charge abondamment de part et d'autre. Qu'il me suffise d'énoncer, sur le rapport de l'économique et du national, quelques-uns des devoirs de l'État et d'autres groupes ou personnages que l'État.


Devoirs de l'État envers la culture nationale

l'État, comme l'on sait, a une double mission : une mission principale qui a pour objet la paix publique par la détermination et la protection des droits civils et Politiques ; une mission secondaire qui est de promouvoir la prospérité générale de la société : une prospérité organique, cela va de soi, où les facteurs, temporels et spirituels, s'agencent et s'ordonnent hiérarchiquement. Or vous n'avez pas oublié les prémisses ou les postulats que je posais au début de cette causerie. En 1867 nous avons demandé et nous avons obtenu la résurrection politique du Canada français. Nous l'avons demandée, je vous l'ai encore rappelé, principalement pour des motifs d'ordre moral et culturel. Faire de cette province un État français, dans le cadre fédéral si possible, c'est donc notre droit strict, un droit que l'on ne saurait nous contester, pas plus que l'on ne peut contester à la France le droit d'être française, à l'Irlande le droit d'être irlandaise, à l'Allemagne le droit d'être allemande. Etre français, rester français, c'est même plus que notre droit, c'est notre devoir et notre mission. Mais ce droit, ce devoir, cette mission, se fondent, en définitive, sur quoi ? D'un mot : sur le prix que nous attachons au bien national et sur la valeur qu'effectivement ce bien représente. Autrement dit, par cela que nous sommes de descendance et d'hérédité françaises, d'es. prit latin et catholique, nous estimons posséder un potentiel de culture qui, pour le développement de la Personnalité humaine de chacun de nous et pour l'ensemble même de notre collectivité, représente un climat moral, un milieu éducateur, un capital spirituel à la vérité irremplaçables. Pour ces raisons, l'État a l'obligation de se rappeler que le bien national, notre avoir culturel, fait partie intégrante du bien commun dont il a spécialement la responsabilité. Et puisque l'économique et le national ne sont point sans rapports l'un à l'égard de l'autre, l'État a encore l'obligation de se rappeler que le bien national lui impose des devoirs, même en l'ordre économique.


Pas de privilèges, loyale concurrence

J'espère que mes paroles ne prêtent à aucune méprise. Nous ne sollicitons point et nous ne saurions solliciter un régime de faveur, encore moins une tutelle pour mineurs. Nous confessons n'avoir nul droit à une politique économique d'un paternalisme partial qui ferait de nous un groupe, privilégié, et qui constituerait, en quelque sorte, une prime permanente à la paresse, -à la maladresse, à l'esprit de routine. Nous ne, demandons rien et nous ne pouvons rien demander, du point de vue national, que la politique économique de tout État normal : à égale distance de l'interventionnisme excessif et du libéralisme manchestérien. Mais nous disons qu'une certaine vie économique nous étant nécessaire et de nécessité organique, nous avons droit à un régime qui, non seulement ne mette pas en danger notre avoir culturel, mais qui en favorise l'épanouissement. Et cette définition peut aller assez loin ; elle implique sûrement le droit de ne pas mourir de faim sur notre terre ; le droit à un régime du travail qui laisse à nos classes ouvrières le sens de la dignité, qui ne leur interdise pas la possibilité de l'épargne, l'amélioration graduelle de leur état ; le droit à un régime économique qui nous laisse la possibilité de constituer des classes moyennes, dont les unes s'adonneront aux fonctions d'ordre intellectuel, à la recherche scientifique, aux travaux d'art, à la poursuite des biens de l'esprit, élément essentiel de toute vraie civilisation ; et dont les autres pourront se livrer à un travail indépendant, à des industries indépendantes, avec des chances de parvenir à la vraie richesse ; le droit encore à un régime économique qui laisse possible parmi nous la constitution de grandes fortunes, de classes riches, dans la mesure, bien entendu, où ces classes acceptent de servir la collectivité, contribuent au succès des grandes entreprises de l'industrie et du commerce, au développement des sciences et des arts, à l'indépendance économique des leurs, au soulagement des infortunes humaines. À plus forte raison, ma définition implique-t-elle le droit de n'être pas gouvernés contre nous-mêmes. Et cette formule veut dire un régime économique de loyale concurrence, de fair-play. Car, pour ce coup, intervient la mission première de l'État, qui est la détermination et la protection des droits. Si nous n'avons nul droit à des privilèges, nous avons sûrement le droit à des chances égales à celles de nos rivaux ; et plus encore avons-nous le droit de n'être pas éliminés de la bataille économique par des procédés, des organisations industrielles ou financières qui constitueraient une violation flagrante des lois de notre pays et de notre province. Et ici je ne crois pas trop m'aventurer ni mettre en garde contre des fantômes. Les monopoles existent, puisque les tribunaux en ont condamnés ; ils existent puisqu'il a fallu créer des commissions d'État pour rogner les griffes de quelques-uns. Des hommes, hommes de finance et d'autres, nous disent parfois : "Vous n'aviez qu'à prendre comme les autres ; les richesses étaient là, à la portée de tout le monde." C'est bientôt dit. Encore faut-il que les chances de prendre soient égales pour tout le monde et que l'on ne nous invite pas à prendre quand tout est pris.

La minorité et nous

En parlant ainsi, Messieurs, veuillez le croire, je n'ignore point que nous ne sommes pas seuls en cette province. Et voici encore revenir le sujet délicat qu'il ne faut pas passionner. Et vous savez qu'il est passé en tradition chez nous que l'on ne puisse réclamer justice pour ses compatriotes canadiens-français, sans s'en excuser auprès de ses compatriotes d'autres races. Je crois pourtant que vous me permettrez d'énoncer quelques propositions : en cette province et depuis 150 ans, nous avons traité avec assez de justice et de générosité les groupes minoritaires pour qu'ils n'aient pas à s'effrayer d'une politique comme celle que je viens de définir. Une politique canadienne-française n'est pas nécessairement, que je sache, une politique d'agression ni d'injustice à l'égard de qui que ce soit. Nous ne songeons à dépouiller personne ; seulement nous n'entendons pas, non plus, être dépouillés. Nous n'empêchons personne de vivre ; mais nous voulons vivre nous aussi. Et j'estime que ce n'est pas prendre la place des autres que de prendre la nôtre. Je ne suis, ai-je besoin de le dire, ni anti-anglais, ni anti-juif. Mais je constate que les Anglais sont pro-Anglais et que les Juifs sont pro-Juifs. Et dans la mesure où pareille attitude ne blesse ni la charité, ni la justice, je me garderai bien de leur en faire reproche. Mais alors je me demande pourquoi, et dans la même mesure, les Canadiens français seraient tout, excepté pro-Canadiens français ? Du reste j'oserai même demander s'il est bien dans l'intérêt de la minorité qu'un redressement tarde à s'opérer ? La question qui se pose est bien celle : ci : la situation économique qui prévaut actuellement dans la province de Québec, notre peuple la subira-t-il et peut-il la subir indéfiniment ?


Dangers d'un régime inacceptable : Avertissement

Je suis persuadé, pour ma part, qu'il ne la subira pas indéfiniment et qu'il ne peut pas la subir, parce qu'elle n'est pas acceptable. J'appelle une situation économique inacceptable, une situation ou un régime qui met, entre les mains d'une minorité, presque toutes les grandes sources de la richesse, presque tout le crédit, les plus grandes sources d'emploi, presque tous les leviers de commande, et qui, par cela même, constitue une grave menace pour la liberté de l'État et pour notre autonomie politique et nationale ; j'appelle encore régime économique inacceptable, un régime qui, pour ses besoins premiers et vitaux, met la majorité, la population autochtone, à la merci ou à la remorque de la minorité, lui inflige l'humiliation collective en faisant d'elle un peuple d'employés et de serviteurs ; un régime qui, par des conséquences comme celle-là, mine la confiance d'un peuple au génie de sa race et le contraint même à orienter son enseignement, non selon les traditions du génie national, mais vers un sacrifice progressif de sa langue et de sa culture. Eh bien, Messieurs, parlons-nous franchement : croyez-vous qu'un pareil régime soit fait pour durer et pour être enduré ? Je ne vous fais qu'une modeste prière : observez aujourd'hui l'opinion en réalistes : une génération de Canadiens français, la mienne, a pu accepter que, dans cette province, il y ait un grand commerce, une grande finance, de grandes industries, de grandes compagnies d'utilité publique, et que, dans ce commerce, cette finance, ces industries, ces compagnies, qui ne sont que le fruit de l'exploitation des ressources nationales, nous qui sommes après tout la majorité des clients, nous ne tenions, en tout cela, que les rôles les plus infimes et les plus méprisables ; une génération de Canadiens français a pu lorgner ce spectacle d'un peuple qui s'en allait à sa déchéance, comme, d'une confortable loge de bourgeois, l'on suivrait une fiction de comédiens, un drame où l'on n'aurait point de part ; mais vous savez bien qu'une autre génération ne regardera pas du même oeil ce spectacle poignant, parce qu'il la blesse au plus vif de son esprit et de sa fierté, parce qu'il la mord au plus sensible de sa chair. Et vous savez bien également qu'une autre génération n'acceptera pas ce régime parce que, nettement, infailliblement, il aboutit à nous dénationaliser. Certes, je le sais, notre âme, notre moral sont bien bas ; mais je ne sache point que nous soyons encore résignés au suicide. Avant 1837, nos pères qui n'étaient qu'un demi-million, n'ont pas accepté un régime qui tentait de s'emparer de la politique pour accaparer et dominer l'économique. Moi je vous dis que la prochaine génération n'acceptera pas davantage en 1937 le régime qui prétendrait se servir de l'économique pour dominer la politique, et par elle, toute notre vie nationale et spirituelle. Et que l'on ne crie pas au nationalisme provocateur. Il ne s'agit pas de savoir si les paroles que je prononce sont désagréables ; il s'agit de savoir si elles sont justes, vraies, et si elles ont une valeur d'opportun avertissement. Il ne s'agit pas de dresser deux races l'une contre l'autre ; il s'agit de les empêcher de se dresser l'une contre l'autre. Qu'une oligarchie existe et dispose de l'extraordinaire puissance dont je parlais tout à l'heure, c'est un désordre ; un désordre où il peut n'y avoir pas que la faute de l'oligarchie, où la victime elle-même peut avoir sa large part de responsabilité ; un désordre qu'il ne faut pas supprimer par l'injustice ou par la violence, mais un désordre qui doit cesser dans l'intérêt même de ceux qui en profitent. Car si vous laissez se poser et se développer des antagonismes que nul peuple qui veut vivre, et d'une vie libre et fière, n'a jamais endurés, prenez garde. Pour le reste, je ne me flatte point de plaire à certaines gens pour qui la suprême sagesse du sonneur d'alarme est de sonner le lendemain de l'incendie.

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