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Vendredi, 29 Mars 2024

Coca Cola, le bikini et l’Opération « Okopera »

Auteur : Jorge Wejebe Cobo | Editeur : Walt | Lundi, 05 Nov. 2018 - 10h07

Le contrôle de l’esprit humain a toujours été une obsession et, en même temps, un échec retentissant de la Central Intelligence Agency (CIA), bien que constituant l’objectif du Projet MK Ultra pendant 20 ans qui consistait à implanter dans le cerveau des personnes – cobayes – des radiorécepteurs par lesquels ils recevaient les instructions pour agir selon l’intérêt des Américains.

Paradoxalement, ils ne pouvaient s’approcher de ces résultats qu’en semant des valeurs à l’américaine dans la conscience de millions d’êtres humains, sans avoir besoin d’ouvrir leur crâne, en utilisant des méthodes de guerre culturelle et psychologique.

Allen Dulles, directeur de la CIA de 1953 à 1961, tout en donnant le feu vert au Projet MK Ultra et en organisant les coups d’État en Iran et au Guatemala, concevait la culture comme le théâtre d’une guerre psychologique de longue durée dans le Vieux Continent détruit après la guerre et dirigeait en 1953 l’Opération Okopera, dans laquelle les arts et lettres devenaient des armes efficaces dans la lutte contre l’URSS et ses alliés en Europe de l’Est.

Mais attribuer à la CIA le mérite de préfigurer de futurs conflits pour l’esprit des hommes dans le domaine culturel serait erroné, dès les années 1930 Antonio Gramsci, un marxiste italien prophétisait depuis la prison sous le régime Mussolini que de nouvelles guerres seraient gagnées dans le domaine intellectuel, culturel et des idées, des propos qui ne sont pas passées inaperçues pour les théoriciens du renseignement américain, les initiateurs de la guerre froide, de nombreux déserteurs du marxisme et la gauche depuis 1930.

A l’époque, toute une génération de survivants européens de la Seconde Guerre Mondiale errait dans leurs villes détruites, vivant dans une extrême précarité, mais sans perdre leur sens de l’eurocentrisme culturel au regard des bons soldats américains distribuant des boîtes de conserve aux affamés – représentants du Peuple le plus puissant, du nouveau riche qui n’avait aucune racine culturelle profonde, dépourvus de spiritualité de la culture classique du vieux continent.

L’URSS et les partis communistes européens sont sortis de la guerre avec une réputation et une sympathie bien méritées parmi le peuple et l’intelligentsia pour avoir contribué au principal effort pour vaincre le fascisme et mener la résistance avec leurs peuples.

La standardisation et la diffusion de la culture et du mode de vie américains dans toute l’Europe et la démolition de la sympathie pour l’idéal socialiste ont été les premières tâches de la CIA, pour lesquelles les responsables de l’Agence ont assumé le rôle de producteurs, de directeurs culturels et avec des poches pleines de dollars ont conduit les meilleurs orchestres symphoniques des États-Unis, chanteurs et artistes en tournée en Allemagne de l’Ouest, en Italie et dans d’autres pays. L’Europe a été relancée de façon décisive par le Plan Marshall et ses millions de dollars pour une reconstruction du continent destinée à répondre aux objectifs américains.

Coca-Cola s’est rapidement répandu comme la boisson préférée en Allemagne occupée par les Alliés occidentaux, grâce à une importante campagne de publicité. Les bas en nylon, la lingerie féminine et les célèbres bikinis importés des États-Unis, ont fait fureur parmi les jeunes Européens comme symboles de la modernité pittoresque et de la culture américaine qui frappait à leur porte.

Le revers de la médaille

Mais la stratégie américaine n’était pas seulement une politique culturelle de velours complétée par la commercialisation de biens de consommation pour enchanter l’Europe en crise. Des méthodes moins douces ont également été utilisées pour maintenir leurs intérêts dans le Vieux Continent.

En Allemagne de l’Ouest, par exemple, un gouvernement résolument anticommuniste devait être sauvegardé et, en 1956, le Général nazi Reinhard Gehlen, incendié par Hitler en 1944, fut nommé le premier chef des services de renseignement de la République Fédérale d’Allemagne. Cette année-là, le Parti Communiste a également été interdit dans ce pays et, depuis 1951, 66 % des hauts fonctionnaires du Ministère Fédéral des Affaires Étrangères sont des anciens militants du parti nazi. En outre, des lois ont été promulguées pour la persécution, le licenciement et la répression des citoyens ayant des idées gauchistes.

Dans les États membres de l’OTAN se trouvaient également des cellules terroristes organisées appelées Réseaux Gladio, composées d’anciens nazis et d’éléments anticommunistes liés aux services de sécurité de ce bloc militaire qui auraient pour mission de liquider tout mouvement populaire principalement communiste s’ils arrivaient au pouvoir ou si une guerre était déclarée contre l’URSS. Ils ont été responsables de centaines d’actes terroristes jusqu’aux années 1980, principalement en Italie, où ils ont cherché à déstabiliser le pays et à rendre impossible toute avancée et tout accord du Parti Communiste de cette nation avec d’autres forces traditionnelles, ce qui a été reconnu par le gouvernement italien en 1990.

Reinhard Gehlen

Tel était le contexte, pas toujours correctement retracé par les chercheurs, comme le revers de la médaille de la guerre culturelle que la CIA menait en Europe de la fin de la guerre jusqu’aux années 1980.

Dans leur campagne idéologique, les Américains bénéficiaient d’ailleurs d’une aide involontaire, par l’application en URSS et ses alliés européens d’une politique présidée par une conception esthétique exclusive et unique du réalisme socialiste, qui réduit la création artistique et littéraire à illustrer la politique, imposée aux intellectuels avec enthousiasme par Joseph Staline et ses collaborateurs depuis les années 1930 et qui a survécu avec quelques changements jusqu’à la disparition du socialisme européen.

À l’époque, il n’appartenait qu’aux planificateurs de la CIA de diriger les conceptions esthétiques et idéologiques exclues dans le camp communiste et d’utiliser des artistes et des intellectuels insatisfaits du réalisme socialiste. Soi-disant brandissant le drapeau de la liberté de création et de l’art pour l’art, les manipulateurs imaginatifs de l’Agence se sont préparés à une offensive culturelle dans toutes les directions.

L’obsolescence programmée d’un congrès

En 1950, l’institution mère pour l’Opération Okopera a été fondée, le Congrès de la Liberté Culturelle, dirigé par Michael Josselson, un agent des opérations d’infiltration de 40 ans et un intellectuel lituanien, fortement irrité par l’occupation soviétique de son pays en 1940.

En outre, des sections du Congrès ont été établies dans 35 pays, ont embauché, acheté ou recruté des milliers de personnes, y compris des artistes, des intellectuels et des journalistes pour organiser, accueillir des éditeurs, des conférences, des expositions d’art, publier des articles d’opinion dans des dizaines de magazines et former leur propre service de nouvelles pour reproduire dans un format culturel les intérêts géopolitiques américains.

Sans problèmes majeurs, les principales institutions artistiques et culturelles nord-américaines telles que la Fondation Ford, Rockefeller, le Musée d’Art Moderne de New York (MOMA) et autres, ont collaboré avec dévouement aux projets de la CIA.

Un système de paiement en espèces, de bourses d’études et d’utilisation d’intellectuels conscients ou inconscients a également été consolidé pour la manipulation d’idées visant un seul but : l’hégémonie culturelle et idéologique des intérêts américains dans les principaux circuits de l’art et des idées afin de contrer le socialisme et les mouvements progressistes dans le monde.

Dans ce grand réseau d’influence étendu depuis plus de 20 ans sont tombés des intellectuels libéraux et des critiques de la politique soviétique, certains loin des postulats d’extrême droite, qualifiés « d’anti-gauche soviétique » par la CIA, mais qui étaient très utiles dans leurs plans.

Il s’agit de George Orwell, Irving Kristol, Melvian Lasky, Isaiah Berlin, Stephen Spender, Sydney Hook, Daniel Bell, Dwight MacDonald, Robert Lowell, Hannah Arendt, Mary McCarthy et de nombreux autres aux États-Unis et en Europe.

Mais en 1967, cette gigantesque opération s’est épuisée. Les États-Unis avec leur intervention au Vietnam, l’invasion de Playa Girón et le changement de situation en Amérique Latine provoqué par la Révolution cubaine et un mouvement anti-guerre qui, avec les conflits raciaux des années 1960, ont mis en danger le système même des valeurs démocratiques de la société américaine.

La crise a été complétée par les assassinats du Président John F. Kennedy, du leader noir Martin Luther King et plus tard de Robert Kennedy, Procureur Général en 1968, qui ont dû désillusionner certains intellectuels libéraux qui ont alors vu la proximité de la CIA comme embarrassante et ont commencé les divulgations dans la presse.

En 1966 et 1967, le magazine américain Ramparts, accusé par les services secrets de liens présumés avec le communisme, et dans le New York Times, des articles et des enquêtes ont été publiés sur plusieurs organisations parrainées par la CIA, comme le magazine Encounter du Congrès pour la Liberté Culturelle, qui montrait clairement que l’agence avait payé pour l’ensemble du projet depuis plus de 30 ans et les noms des intellectuels liés à cette opération sont apparus. C’était la seule chose qui manquait pour le démantèlement final de nombreux collaborateurs du projet.

Toujours en 1967, le Président Lyndon Jonhson a nommé une commission chargée d’enquêter sur les actions de la CIA, dirigée par le sous-Secrétaire d’État Nicholas Katzenbach, qui a conclu :

« Aucun organisme fédéral ne fournit directement ou indirectement une aide financière secrète ou une aide aux organisations éducatives et privées à but non lucratif ».

Cette interdiction était du papier mouillé pour la CIA. En 1975, selon les résultats du Comité Spécial sur les Activités Gouvernementales de Renseignement qui a ouvert une nouvelle enquête sur l’Agence et le FBI, des preuves documentées que ces relations étaient maintenues ont été constatées.

Cependant, l’Opération Okopera, et sa création par le Congrès de la Liberté culturelle, avait plus que rempli ses objectifs et sa fin peut être considérée comme une obsolescence programmée, comme celles appliquées aux produits conçus pour un certain temps d’utilisation, mais conçus surtout dans la ligne de production des stratégies des « think tanks » de la communauté du renseignement américaine.

Dans les années 1960, l’Europe occidentale était un allié sûr de la politique américaine et son hégémonie idéologique et culturelle était incontestable sur le Vieux Continent, où plus de films hollywoodiens étaient projetés que ceux d’autres pays. Les institutions culturelles ont été dénoncées comme des couvertures de la CIA, telles que les Fondations Ford, Rockefeller et le Musée d’Art Moderne de New York (MOMA) et plus de 20 ans après la disparition de l’URSS, cet incident est considéré comme une honorable contribution à la destruction du socialisme en Europe.

Pendant les années de fonctionnement du congrès, les institutions couvertes par la CIA se sont multipliées, éloignant les espions du travail direct sur le terrain, et aujourd’hui il est rare de trouver un responsable de cette agence comme autrefois, prenant l’argent dans la poche pour payer les campagnes culturelles comme ils le faisaient pendant l’après-guerre en Europe.

Mais tout cet arsenal de subversion hérité de la guerre froide n’a pas été abandonné après que le drapeau de la faucille et du marteau ait été rabattu du Kremlin en 1991 et constitue aujourd’hui les bases renouvelées de la guerre culturelle contre les pays révolutionnaires et progressistes, par le biais de la mondialisation des médias sur Internet qui fait apparaître un effort artisanal, le fonctionnement « Okopéra », déjà loin de la réalité des années 1950.

Traduit par Pascal, revu par Martha pour Réseau International


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