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Le vote, la crise, et le futur par Jacques Sapir

Auteur : Jacques Sapir | Editeur : Walt | Mercredi, 21 Juin 2017 - 21h24

La décantation des résultats du 2ème tour des élections législatives fait apparaître un peu plus l’ampleur du refus de voter qui s’y est manifesté. Si l’on additionne les abstentions et les votes blancs et nuls, votes qui ont connu une très forte progression entre le 1er et le 2ème tour (on est passé de 500 000 à 2 millions), on dépasse les 61,5%, dont 57,36% d’abstentions et 4,20% de blancs et nuls. Cela signifie que seuls 38,5% des électeurs inscrits (soit 18,31 millions sur 47,58 millions) ont voté lors de ce second tour.

Cette ampleur du refus de vote, quelle que soit la forme qu’elle ait prise, conduit à se poser des questions sur le sens même de cette élection.

Pays légal, pays réel ?

Si l’on n’avait abusé de la maurassienne opposition entre « pays légal, pays réel », on serait en droit de l’utiliser pour décrire la situation actuelle. Assurément, la situation n’est pas semblable à celle dans laquelle Charles Maurras avait émis cette dichotomie. Celle-ci renvoyait d’ailleurs à des choses différentes et ne pouvait se réduire à un simple chiffre des non-votants. Pourtant, aujourd’hui, nous avons un « pays légal », dans lequel La République en marche aura la majorité absolue à l’Assemblée Nationale à la suite d’élections dont nul ne conteste la légalité, mais cette majorité absolue de députés ne saurait faire oublier la majorité, cette fois-ci écrasante en comparaison, des français qui n’ont pas voté, ou qui se sont refusé à exprimer un choix quand ils ont voté. C’est ce décalage qui justifie, en dépit des réticences historiques et politiques que soulève son emploi, que l’on reprenne cette dichotomie du « pays légal » opposé au « pays réel ». L’Assemblée Nationale, pour légale qu’elle soit aura d’emblée un immense problème de légitimité.

L’une des conséquences de cette situation est qu’il n’y a nulle vague derrière le Président et son parti. Le système électoral français amplifie, on le sait et on l’a suffisamment répété, les résultats d’une élection. Mais, en 1981, lors de la fameuse « vague rose », l’abstention ne représentait que 24,9% (au 2ème tour). De même, lorsque survint, en 1993, la « vague bleue », on ne comptait que 32,40% d’abstentions. Nous sommes bien aujourd’hui dans une situation très différente. Et, c’est cette situation sur laquelle il convient de réfléchir, au-delà des échecs des uns et des succès des autres.

Crise de légitimité et fractures politiques

Car, même si – par miracle – l’élection avait eu lieu selon les règles de la proportionnelle, règle qui, rappelons le, auraient donné 84 députés à la France Insoumise (elle n’en a que 19) et 80 au Front National (il n’en a que 8), la représentativité, et donc la légitimité, de cette assemblée n’en serait pas moins fragile. Bien sûr, on peut toujours argumenter que dans le cas d’un scrutin à la proportionnelle, l’abstention eut été moins forte. Cela est possible, mais reste néanmoins à prouver. Il convient donc ici de distinguer le problème de la représentation des forces politiques au sein de l’Assemblée Nationale, problème qui frappe à l’évidence les deux forces d’opposition véritable, et qui pourrait être réduit par une loi électorale un peu différente, du problème de la légitimité générale de cette assemblée, tel qu’il découle de l’ampleur de la véritable « grève du vote » dont nous avons été les témoins de la part des Français.

Cette « grève du vote », qui a impliqué 61,5% des inscrits témoigne de ce que la crise politique que connaît la France, crise larvée depuis 2012 et le reniement européiste de François Hollande, puis crise ouverte depuis 2013, n’est pas terminée. Les thuriféraires d’Emmanuel Macron et les propagandistes et communicants à la solde de La République en Marche peuvent toujours claironner que s’ouvre avec cette élection une nouvelle période. Nous savons tous qu’il n’en est rien. La société française reste durablement fracturée par le chômage, par l’ampleur des inégalités, par le poids des intérêts du grand capital et des banques sur le milieu politique et médiatique, mais aussi par la crise de l’école républicaine, celle du modèle d’intégration à la française et par le risque terroriste. Cette fracturation, le 1er tour de l’élection présidentielle en a donné une image fiable. Il a montré que face au camp du capital, un camp qui aujourd’hui se confond avec celui des intérêts européistes, les différentes forces souverainistes faisaient jeu égal, voir avaient la majorité.

De quoi l’avenir sera-t-il fait ?

Le risque est grand de voir le « pays légal » s’imaginer qu’il a tous les droits, et mettre en place des réformes et des mesures qui vont aggraver cette fracturation de la société française. En fait, ce risque peut prendre deux formes distinctes. La première se rapproche de l’anomie, avec une société qui se déferait progressivement sous coups de plus en plus violents portés contre elle, quitte à ce que des fragments de cette dite société se réfugient dans la violence pour faire valoir leurs droits. Nous entrerions alors dans un univers à la Hobbes, une « guerre de tous contre tous », et cela pour le plus grand profit, et la plus grande joie il convient de l’ajouter, du 1% qui nous gouverne. La seconde, et elle serait infiniment préférable, verrait alors les Français, rassemblés, mettre en commun leurs forces contre les institutions occupées par une minorité illégitime, pour faire aboutir leurs revendications. C’est ce à quoi appelait, dès dimanche soir, Jean-Luc Mélenchon.

Le basculement vers l’une ou l’autre de ces formes a une importance considérable. Il détermine de fait l’avenir qui sera le notre. Il convient donc que les forces d’opposition, dans leur ensemble, comprennent qu’il n’y a de solution à la crise politique que nous connaissons que dans des luttes collectives à la faveur desquelles émergera à nouveau la notion de bien commun. Car, et ce point doit être compris par tous, le « bien commun » n’existe pas en surplomb aux différentes luttes sociales. Il se construit en leur sein. C’est pourquoi, la participation aux luttes collectives est aussi importante pour définir le futur qui sera nôtre.

Alors, et alors seulement, une solution alternative pourra être trouvée à ce que des collègues ont justement appelé le « bloc bourgeois » ou plus précisément le « bloc libéral ». Ces forces, sans renoncer à ce qui fait leur identité politique, doivent comprendre que des formes d’unité sont nécessaires si elles veulent, un jour, voir triompher leurs idées.

Articuler « le » politique et « la » politique

Cela implique une véritable réflexion sur les champs respectifs « du » politique et de « la » politique. Le politique, on le sait, est défini par l’opposition ami/ennemi. C’est l’espace des conflits antagoniques. Mais, avoir plus d’un ennemi à la fois, c’est aussi prendre le risque de se faire battre, surtout quand ces ennemis sont eux aussi conscients du problème. La politique, c’est l’espace des conflits non-antagoniques, des oppositions et des divergences qui peuvent légitimement émerger entre forces politiques, qui doivent à un moment être résolues, mais dont la résolution peut passer au second plan par rapport aux affrontements antagoniques cités plus haut. Chantal Mouffe a appelé cet espace celui des affrontements agoniques, dans une distinction que beaucoup de ceux qui se réfèrent à sa pensée, mais qui visiblement ne l’ont pas lue, feraient mieux de méditer.

Ainsi, qu’il y ait des divergences importantes, et mêmes radicales, entre les souverainistes ne doit pas empêcher ces mêmes souverainistes de se retrouver face à un ennemi commun. On conçoit que nombre de questions peuvent opposer des militants qui ont rejoint le Front National ces dernières années et des militants solidement enracinés dans la gauche historique que l’on retrouve au sein de la France Insoumise. Il y a des divergences de point de vue, et des divergences d’identité politique. Ces divergences perdureront dans le combat qui s’annonce. Mais, les uns et les autres doivent comprendre que ces divergences ne pourront s’exprimer que si la souveraineté du peuple, c’est à dire la souveraineté de la France, est rétablie. Cela n’implique nullement que ce qui les oppose soit vain, ou même simplement mineur. On peut le voir sur le terrain économique, sur la question fiscale par exemple. Ces oppositions doivent être respectées, et elles sont légitimes, dans la mesure où elles représentent des positions sociales différentes.

Mais, ces oppositions ne doivent pas masquer celle, par contre irréductible, qui oppose les souverainistes et leurs ennemis. C’est ce qu’avait compris Eric Dillies, candidat malheureux du Front National, dans la circonscription du Nord où vient d’être élu Adrien Quatennens, le candidat de la France Insoumise. Eric Dillies avait déclaré dans le journal local, la Voix du Nord : « Je vais voter pour lui, et j’appelle mes électeurs à suivre mon exemple, (…). J’ai rencontré Adrien Quatennens, c’est quelqu’un de bien. Face à une majorité pléthorique, il défendra le peuple, il s’opposera, il ne sera pas un béni-ouioui »[1]. Il fut écouté par ses électeurs, et cela a pu contribuer au succès de Quatennens. C’est un exemple de mise en œuvre de cette distinction entre « le » politique et « la » politique que les souverainistes devront impérativement maîtriser dans le futur s’ils veulent espérer pouvoir gagner.

Note:

[1] http://www.lavoixdunord.fr/177015/article/2017-06-12/le-front-national-appelle-voter-pour-l-insoumis-adrien-quatennens#


- Source : Russ Europe

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